La professeure Jacqueline
a rectifié son orthographe

 

 

 
 

Dans Le point sur la langue française. Hommage à André Goosse édité par Michèle Lenoble-Pinson et Christian Delcourt (Bruxelles : Le Livre Timperman, 2006) [= Revue belge de Philologie et d'Histoire, 84 (2006) 3].pp. 73 à 93

 Cet article est dédié au réformateur de l'orthographe qu'a été André Goosse lors de la préparation des Rectifications Orthographiques de 1990, un réformateur dont la sagesse aurait mérité un meilleur sort que l'indifférence ou l'hostilité avec lesquelles ces propositions modestes et bien pesées furent accueillies par la majorité des usagers de la langue française. Ce n'est pas un travail d'érudition ni de recherches originales. C'est un simple album de photos-souvenirs et il ne sera alourdi d'aucune savante bibliographie. C'est une étude de subjectivités, la mienne, et celle de personnes qui ont réagi parfois pour, souvent violemment contre la réforme de l'orthographe et la féminisation des noms de fonction. Afin de ne pas trop utiliser un JE que sa consanguinité avec le MOI rend "haïssable", je raconterai à la troisième personne l'histoire d'une certaine Jacqueline qui me ressemble comme une sœur.

La réforme de l'orthographe, elle la désirait, et la trouva bien timide. La féminisation des noms de fonctions, il lui fallut du temps pour s'y habituer avant d'en devenir, comme le montre le titre de cet article, une chaude ... quoi au fait ? partisan (mot épicène) ? ou partisane, comme sultane, paysanne (forme féminine et substantivée de l'adjectif, passée de l'abstrait - une lecture partisane des faits – à l'animé humain) ? À vrai dire, la forme qu'elle emploierait sans gêne et avec plaisir serait *partisante, comme militante, étudiante, participante, débutante etc. ...mais elle sait bien, hélas ! que le masculin partisan n'étant pas terminé par un –t, cela ne lui est pas permis - à moins qu'elle n'entreprenne courageusement d'en favoriser l'usage, avec l'espoir qu'il serait peut-être enregistré dans le Dictionnaire de l'Académie de 2075....

Photo n°1 Entre 1952 et 1963 Jacqueline enseigne le français, le latin et le grec dans divers lycées, à tous les niveaux, de la 6e à la terminale. Elle se trouve, ce jour-là, en 4e ou en 3e, donc à la fin de ce premier cycle du secondaire, où l'on faisait encore des dictées en raffinant sur l'orthographe. Elle est à la tête d'une bonne et lourde classe d'une quarantaine de filles en blouses (la mixité n'était pas encore généralisée à l'époque et la blouse bise d'uniforme, marquée au point de croix rouge du nom de l'élève, était de rigueur). Ces filles faisaient du latin et avaient de ce fait une certaine intuition de l'étymologie. La conversation portait sur les graphies correspondant aux sons /ks/ et /gz/. Généralement, un x intervocalique se prononce /gz/ (exact, exagérer, exil, exigeant). Mais enfin, il se prononce parfois /ks/ (axe, fixe, axial, fixement). Qu'il s'assourdisse à la fin de mots en –e muet, que cette prononciation atteigne par une sorte de contagion les dérivés, elles n'y voyaient pas de vrai inconvénient. Qu'il faille, d'ordinaire, pour la prononciation /ks/ une consonne après le x (extrême, expérience), bon ! L'existence de acte, actif leur faisait tout naturellement admettre l'orthographe de action. D'accord, même, pour le c de excès, et pour les deux c de succès : On leur avait fait entrer dans la tête des participes passés de verbes latins qui rendaient la chose, en somme, normale. Mais quand Jacqueline leur révéla que le mot /égzéma/ s'écrit eczéma, elle entendit un rugissement de fureur s'élever dans la classe et comprit la nécessité et même l'urgence de débarrasser l'orthographe française de certaines scories. Trop peu de ces scories, hélas !, malgré de louables efforts, ont disparu, et l'ignorance n'a en rien profité aux graphies phonétiques puisque les élèves qui préfèrent la drogue à l'école cherchent l'extase dans l'ecstasy !

Photo n°2 Janvier ou février 1968 : Jacqueline a franchi le pas depuis quelques années ; elle n'est plus au lycée, mais dans l'amphithéâtre de ce qui s'appelait à l'époque "Collège universitaire de Lille à Amiens" et qui l'année suivante devait devenir "Université de Picardie", où elle a été nommée "assistante" et où elle est encore seule à enseigner la langue française. Entre autres nombreux sujets, elle aborde avec ses étudiants (dont la plupart étaient des étudiantes) la question de l'orthographe du français et de la possibilité d'une réforme. La Révolution s'avançait et une orthographe pho-né-tique recueillit beaucoup de suffrages. Jacqueline aurait pu répliquer qu'à tout prendre, il aurait mieux valu une orthographe pho-no-lo-gique, mais cette distinction commençait tout juste à entrer dans sa tête, et elle n'avait pas, à l'époque, vraiment conscience de la grande variété des prononciations qui ne sera révélée qu'en 1973 par André Martinet et Henriette Walter dans leur Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel publié avec le concours du CILF. Elle ne pouvait pas non plus – et pour cause – parler de l'Alfonic, système phonologique inventé par André Martinet qui ne fut qu'en 1983 proposé aux écoles maternelles et aux cours préparatoires comme une première étape dans l'apprentissage de l'écriture, permettant une approche progressive de l'orthographe officielle.

 Elle appuya ses objections sur un ouvrage paru chez Plon l'année précédente, Le système graphique du français, introduction à une pédagogie rationnelle de l'orthographe dédié à Maurice Genevoix alors secrétaire perpétuel de l'Académie française, d'un certain René Thimonnier. Il n'était que professeur dans le secondaire. C'est pourquoi, certains hauts personnages universitaires le considéraient avec quelque condescendance, mais pas Étiemble, professeur à la Sorbonne, qui lui accorda une spirituelle et réjouissante préface. C'est une question sur l'orthographe d'un de ses élèves à laquelle il n'a pas pu répondre, (comme Jacqueline à propos d'eczéma) qui lui avait donné l'idée d'étudier l'orthographe du dictionnaire de l'Académie avec sa femme et d'en faire des compilations statistiques, de relever les exceptions aux séries cohérentes et de proposer de rationaliser l'orthographe de ces séries (char et ses dérivés, etc. ...). Ce bon collègue permit à Jacqueline d'expliquer à ses étudiants que l'orthographe du français n'était pas un maquis inextricable, qu'elle comportait des microsystèmes cohérents, et qu'on pouvait la réformer en supprimant des incohérences qui n'étaient pas tellement nombreuses, sans bouleverser les habitudes de lecture des Français et sans rendre illisibles les écrits antérieurs à la réforme souhaitée.

Les idées de Thimonnier avaient réussi à atteindre le ministère de l'Éducation Nationale, dont le secrétaire général, nommé Pierre Laurent, chargea une association récemment fondée par Alain Guillermou, professeur de Roumain à l'INALCO, le Conseil international de la langue française (en abrégé CILF) d'élaborer un projet de réforme de l'orthographe inspirée de ses propositions. Sous la direction de son nouveau président, l'universitaire belge Joseph Hanse, le CILF, constitua une commission internationale et remit au ministre de l'Éducation nationale, en novembre 72, un rapport qui fut transmis à M. Jean Mistler, alors secrétaire perpétuel de l'Académie Française et, de droit, président d'honneur du CILF, de même que tous les membres de la commission du dictionnaire en sont membres de droit. Il en tira, en 1976, une série de modifications, qui furent publiées dans la Banque des Mots, revue de terminologie créée par le CILF en 1971. Il s'était contenté, en réalité, de picorer dans les propositions, qui perdaient de ce fait leur cohérence pédagogique et aboutissaient à un résultat partiel, donc contraire a la démarche souhaitée. Dans le même temps M. Haby, ministre de l'éducation publiait des "tolérances orthographiques" qui ne tenaient aucun compte du CILF ni de l'Académie. Tout cela passa incontinent à la trappe.

Photo n°3 C'est celle de René Thimonnier, trop oublié aujourd'hui. Il n'est pas toujours nécessaire d'être linguiste professionnel, avec l'estampille universitaire pour avoir de bonnes idées. Gustave Guillaume était employé de banque ; lui, travaillait la musique avec Vincent d'Indy, non sans profiter de conseils de Maurice Ravel. Il se destinait à la composition et à une carrière de soliste lorsqu'un accident de moto le contraignit à y renoncer, et lui fit choisir de compléter sa formation universitaire. Il se contenterait désormais d'être un très bon improvisateur au piano, il étudierait la musique "en philosophe", comme un moyen d'expression, parallèlement aux problèmes du langage, et il entrerait dans l'enseignement. Son diplôme d'études supérieures "Mystère poétique et suggestion musicale" attira l'attention de Paul Valéry qui le prit en amitié et l'incita à développer ses idées dans une thèse intitulée Introduction à une esthétique du langage qu'il termina en captivité en 1944. (C'est bien en captivité aussi, qu'Olivier Messiaen composa son Quatuor pour la fin des temps, mais Jacqueline ignore s'ils se sont jamais rencontrés). Rendu l'année suivante à la vie civile, il est détaché en Allemagne où le général Koenig lui confie un important service qui ne tarde pas à étendre notre action culturelle aux trois zones de l'Ouest et son détachement terminé, il reprend son activité de professeur au lycée Carnot, à Paris. C'était un très bon pédagogue. Depuis longtemps, ses études sur langage et musique l'avaient conduit à s'intéresser au problème de la transcription et à la crise de l'orthographe. Après quinze ans de recherches, il finit par mettre au point une nouvelle méthode d'enseignement. Il pensait qu'une étude "raisonnée" de l'orthographe pouvait non seulement résoudre certains problèmes d'écriture mais renouveler l'enseignement du français. On peut mesurer aujourd'hui la distance qui sépare de telles espérances de la réalité.

Photo n° 4 C'est une photo de groupe. On y voit Nina Catach, qui fut Maitre de recherche puis "Directeur" de recherche au CNRS, entourée de toute son équipe Heso (Histoire Et Structure de l'Orthographe.) une unité CNRS crée en 1969, et supprimée après son décès survenu en 1997. L'HESO engendra, en 1983, l'Association (loi 1901) pour l'Information et la Recherche sur les Orthographes et les systèmes d'Écriture (en abrégé AIROÉ). Les travaux sont diffusés depuis 1978 par la publication Liaisons-HESO devenue postérieurement Liaisons – AIROE.

L'année où parut le Système graphique de Thimonnier, elle n'avait encore écrit, dans plusieurs numéros successifs du Français Moderne, que quelques articles sur La bataille de l'orthographe aux alentours de 1900. Car enfin ce n'était pas la première fois que des linguistes entreprenaient de forcer les résistances à une réforme de l'orthographe que les puristes redoutaient depuis que Guizot institua les Écoles Normales d'instituteurs, et le concours d'entrée aux dites écoles. Ce concours comportait une dictée ; le dictionnaire de l'Académie de 1835 fut érigé en juge de paix des contestations orthographiques, et par conséquent sacralisé. Dès lors, selon le titre de l'ouvrage, célèbre en son temps (1977) qu'André Chervel fit paraître chez Payot : ...il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, les meilleurs élèves, fiers d'une orthographe qu'ils avaient apprise à coups de règle sur les doigts, entendirent bien la préserver de toute atteinte et firent en sorte qu'un certain arrêté de 1902 portant la signature de Georges Leygues ministre de « l'instruction publique » dans le cabinet Waldeck-Rousseau (1899-1902) restât plus ou moins lettre morte. Il faut d'ailleurs reconnaître que, ne présentant les modifications que comme des "tolérances" aux examens, il produisit plutôt l'effet pervers de conforter la norme officielle.

Les recherches ultérieures de Nina et les ouvrages importants qu'elle publia par la suite, sont en somme cohérents avec l'intuition fondamentale de Thimonnier. En France, à l'époque, pour accéder au grade de "docteur", il fallait produire, au terme d'un travail qui ne prenait généralement pas moins de dix ans, non pas une thèse, mais deux ! En 1968, on vit paraître sa thèse principale sur L'orthographe française à l'époque de la Renaissance (Auteurs - Imprimeurs - Ateliers d'imprimerie), (Genève : Droz, 494 p.) et sa thèse secondaire sur Les modifications orthographiques des Dictionnaires de l'Académie française, (1694-1935), précédées de graphies comparatives de R. Estienne (1549), J. Nicot (1606), et des Cahiers de Mézeray (1673). Cette thèse, qui n'avait de "secondaire" que le nom, mais que le grand public ignora et à laquelle les collègues "littéraires" prêtèrent une attention insuffisante, montrait bien que, moins puriste et conservatrice qu'on pourrait le croire, sans jamais entreprendre de réforme cohérente, l'Académie, avait, d'édition en édition de son Dictionnaire, surtout entre la 7e et la 8e, introduit des modifications, parfois assez importantes, et qu'en 1935, on était loin de 1694. Ce fut le début d'une féconde carrière entièrement consacrée à la cause et d'une bibliographie qui emplit huit grandes pages et s'achève avec un magistral Dictionnaire historique de l'orthographe française. Nina pensant que seule une réforme portant sur quelques points bien étudiés pouvait réussir. C'est pourquoi l'AIROE, sous sa direction, au cours de réunions organisées à partir de l'année 1983, convint de cinq points auxquels il convenait d'accorder la priorité : une réforme des mots composés, des emprunts, des verbes en -eler et -eter, des dérivés des mots en -on et -an qui prennent tantôt un tantôt deux n, et une simplification de l'accord du participe avec avoir. Du temps, disait-elle, où une partie importante de la population était illettrée et où l'écriture était réservée à une élite, une orthographe compliquée était admissible (et encore, de grands personnages prenaient-ils bien des libertés avec cette orthographe, comme en témoignent par exemple les lettres de Napoléon). Mais lorsqu'on a l'ambition d'apprendre à écrire à tout le monde, il faut s'engager dans la voie de la simplification.

Photo n°5 Année 1980. C'est l'Assemblée Générale du CILF. Elle désigne en son sein une commission de linguistes chargés d'examiner les grandes lignes d'un projet de "lexique informatisé" que, l'année précédente, l'un d'entre eux a été chargé d'élaborer sur une suggestion venue du Québec, où l'on désirait une "banque de données orthographiques et grammaticales de la langue française". [Ah ! les Québecois ! Que ferait la France Linguistique, dans ses velléités de réformes, sans l'aiguillon de ces pionniers d'Outre-Atlantique ?] Beaucoup plus tard, en 2004, Charles-Armand Muller, dissimulé, pour le grand public, sous le pseudonyme d'Armand Meunier, traduction transparente de son nom alsacien, publiera lui-même aux Presses Universitaires de Strasbourg l'histoire de sa grande entreprise dans La langue française vue d'Orthonet : En 1982, démarre petitement, sur le minitel, sorte de microordinateur particulier à la France, fourni sur demande à tout abonné au téléphone en un temps où l'ordinateur n'avait pas encore pénétré en masse chez les particuliers, un nouveau service baptisé Orthotel. Il ne comprend, au départ, qu'un lexique de quelque 5000 entrées (dont une centaine de conjugaisons). Sans cesse complété et amélioré en fonction des appels du public, il atteint bientôt le chiffre de 20 000 entrées. On y ajoute des jeux, des programmes interactifs questions/réponses, diverses informations et surtout on offre aux utilisateurs la possibilité de poser des questions, de demander la correction de textes dont ils ne sont pas sûrs et ils reçoivent la réponse dans les 24 heures !

En 1998, il engendre Orthonet, sur Internet (http://orthonet.sdv.fr/). Ce site profite des quinze années d'expérience d'Orthotel et s'ouvre désormais à un public international. Le succès va toujours croissant Du 1er janvier au 1e décembre 2004 : 1 372 403 appels, et pour le seul mois de novembre, 204 928 appels.

Orthotel en 1987, avait été jugée trop "marquée française" pour le Québec qui produisit sa propre Banque de dépannage linguistique consultable sur le site www.oqlf.gouv.qc.ca. Mais aujourd'hui, grâce à Orthonet, les Québécois peuvent choisir le site qui leur convient le mieux et "zapper" de l'un à l'autre sans problème.

Photo n°6 C'est l'année 1984. Les sinistres prédictions de George Orwell se sont révélées exagérément pessimistes. Les messieurs du CILF s'aperçoivent un beau jour qu'aucune femme ne siège parmi eux ! Ils ont honte de se sentir machos. Il leur faut une femme ! Et c'est Jacqueline qui, sur les instances de Charles Muller, est élue "membre titulaire" de cette déjà vénérable institution. Plusieurs autres dames la rejoignirent par la suite, de sorte qu'aujourd'hui, la "parité" est à peu près respectée.

Le président, Joseph Hanse, déçu que sa proposition de réforme n'ait pas abouti, s'était rabattu sur une tâche plus modeste, l'étude et, dans la mesure du possible, la correction des divergences orthographiques qu'on pouvait relever entre les principaux dictionnaires en usage. Depuis 1981, au cours de studieuses réunions, on étudiait de menues divergences concernant l'usage du trait d'union, la latinisation ou non de certaines lettres grecques et autre sujets qui, à vrai dire, ne passionnaient pas Jacqueline. Heureusement la journée était coupée par un déjeuner au restaurant le plus proche dont la qualité des mets et la conversation des uns et des autres faisaient un moment agréable.

Des comptes-rendus de ces travaux minutieux étaient régulièrement envoyés à M. Maurice Druon, alors secrétaire perpétuel de l'Académie qui, vraisemblablement, ne les lisait pas. Ils aboutirent à la publication en 1988 d'une brochure rouge intitulée Pour l'harmonisation des dictionnaires, dont M. Druon prit enfin connaissance. Découvrant les propositions du groupe sur le singulier et le pluriel des mots comme porte-avion, porte-avions, il crut son porte-avion touché par un kamikaze, fit connaître sans ménagement son mécontentement à l'envoyeur, et dès lors, la brouille fut définitive entre Joseph Hanse et Maurice Druon. Joseph avait eu raison trop tôt et Maurice n'était pas seul de son avis ! Même Outre-Atlantique, les mentalités n'étaient pas prêtes à ce changement, dit une linguiste du Conseil québécois de la Langue Française.

L'année suivante les opérations allaient reprendre de la façon la plus officielle sur le champ de bataille de l'orthographe. Mais patience ! N'anticipons pas, et place aux femmes ! .

Photo n°7 Nous sommes toujours en 1984. La Gauche est au pouvoir. Le changement promis aux électeurs va-t-il se faire sentir jusque sur la langue française ? Jacqueline avait déjà appris par expérience que la linguistique est de gauche et la grammaire de droite, stéréotype qui ne correspond pas toujours à la réalité, mais qui lui valut une certaine célébrité (en bien ou en mal, c'est selon...) parmi ses collègues du Conseil Supérieur des Universités lorsque, élue d'un syndicat réputé "de droite", elle défendit certains dossiers de linguistes "de gauche" qui lui paraissaient de bonne qualité. Bref, un Ministère des Droits de la Femme est créé et Pierre Mauroy, premier ministre, y appelle une féministe déjà célèbre, élue députée au parlement européen en 1979, Mme Yvette Roudy. Entre maintes autres tâches, il lui incombe celle de mettre en place une commission de terminologie chargée de travailler à la « féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre ». Deux ans de travaux aboutissent à une circulaire du 11 mars 86 signée de Laurent Fabius, qui proclame dans son introduction que "L'accession de femmes de plus en plus nombreuses à des fonctions de plus en plus diverses est une réalité qui doit trouver sa traduction dans le vocabulaire".

À vrai dire, ce n'était pas chose nouvelle ; cela s'était fait tout naturellement au cours des siècles et l'Académie, dans les diverses éditions de son dictionnaire, en avait intégré un bon nombre sans sourciller. La fabrication et la vente des heaumes ne devaient pas, au XVe s. être une activité majoritairement féminine. Et pourtant, François Villon a écrit une Ballade de la Belle Heaulmière aux filles de joie. Soldate est de 1617, ouvrière de 1751, infirmière de 1765, citoyenne de 1789, institutrice de 1793, une camarade de 1848, bachelière de 1867, électrice, qui figurait déjà chez Saint Simon dans un autre contexte politique, de 1890, et dans l'édition de 1935, sont intégrés les féminins artisane, postière, pharmacienne, compositrice, éditrice, exploratrice, aviatrice... La Sainte Vierge est depuis toujours l'avocate des pécheurs, et on aurait bien fait rire nos ancêtres si l'on avait appelé Marie de Médicis ou Anne d'Autriche *Madame le Régent. Mais il est vrai que jamais, au cours de l'histoire, on n'avait vu autant de professions, autant de fonctions importantes s'ouvrir aux femmes qu'au XXe s.

La commission donna des règles de féminisation des noms morphologiquement impeccables qui ne sont que l'extension à de nouveaux mots d'usages solidement implantés dans la langue.

À juste titre, elle exclut le suffixe -esse jugé archaïque et figé. C'est bien pour cela que, dans sa correspondance, Flaubert appelle George Sand chère maitre. George Sand a été la maitresse de plusieurs messieurs, mais justement pas de Flaubert. Et, bien entendu, quand on s'adresse à une avocate, on l'appelle maitre. Il subsiste quelques poétesses. Jacqueline a récemment entendu à la radio parler de Akhmatova la plus grande poétesse russe, un des plus grands poètes du XXe s. Il n'y a plus, officiellement du moins, de doctoresses ni de maitresses d'école.

De façon plus discutable, elle laissa invariables quelques mots dont la féminisation ne fut pas jugée acceptable, la seule ressource pour préciser le sexe du référent étant l'article. Elle conseilla de dire une médecin (même problème pour marin) La médecine est une science, la marine une institution, pas une personne, et on ne risqua pas le saut dans une polysémie audacieuse. De même la professeur, une ingénieur car enfin on ne vit pas, sur le moment, d'autre solution que *ingénieuse qui ressemble par trop au féminin de l'adjectif ingénieux ou *professeuse qui rapproche abusivement le nom du verbe professer avec lequel les relations sont fort distendues. À vrai dire, les collégiens avaient depuis longtemps résolu le problème en disant la prof. La très laïque Mme Roudy avait oublié que dans les ordres religieux où, depuis longtemps, les femmes exercent des fonctions de direction et d'autorité, le supérieur et le prieur ont des équivalents féminins : la supérieure et la prieure sans que cela choque personne. Que ce soient à l'origine des formes de comparatif, comme meilleur/meilleure, ne change rien à l'affaire. Il y a belle lurette que ce sont, à part entière, des noms de personnes et de fonction.

Beaucoup de messieurs trouvèrent ces propositions ridicules et démagogiques et firent des gorges chaudes des sapeuses-pompières. On objecta que la générale étant la femme du général, si par hasard une dame venait à commander ne serait-ce qu'une division, elle ne pourrait être que le général Marie-Claire ou Marguerite. Certains expliquèrent savamment qu'il ne fallait pas confondre le sexe et le genre, que la table et le guéridon étaient de genre différents sans être de sexes différents, que cela faisait des siècles que la sentinelle et l'estafette, par exemple étaient des hommes, et que la souris et la libellule, la vedette, la victime, le témoin désignaient selon les cas et sans changer de genre des êtres animés des deux sexes. Il était assez facile de leur répondre que les animaux tenus pour "inférieurs" étaient traités, linguistiquement, comme des inanimés, que la sentinelle et l'estafette envoyée au QG étaient de pittoresques curiosités dont il n'y avait pas intérêt à multiplier le nombre, qu'être vedette, témoin, victime, c'est se trouver dans une situation exceptionnelle, pas exercer une fonction ni un métier, et que, en ce qui concerne les animés humains et les animaux supérieurs, il existe une forte tendance à ce que Damourette et Pichon appellent dans leur jargon la sexuisemblance du genre et de solides et longues séries de mots à deux genres au sein desquelles les mots épicènes font figure d'anomalies.

Les dames elles mêmes ne furent pas toutes enchantées. Nommée à la tête d'une grande école d'enseignement supérieur, Mme X tint à se faire appeler Madame le directeur, laissant l'humble titre de directrice à ses modestes collègues de l'enseignement primaire. À la radio, un journaliste interroge Madame Y : « Madame, vous êtes présidente directrice générale de l'entreprise Z ». Réponse : « Je suis président directeur général, c'est comme ça qu'on dit ». Même la juge écorchait la bouche de plusieurs, malgré un -e final bien commode pour passer en douceur du masculin au féminin comme dans un/une artiste, un/une acrobate, une/une célibataire, un/une juriste, un/une élève etc. ... Quand pourra-t-on dire sans surprendre, « Berthe Morisot était une grande peintre, Marie Noël une grande poète» comme « Martha Argerich est une grande pianiste » ? Le travail d'accommodation n'est pas terminé et prendra encore du temps.

La circulaire Fabius du 11 mars 1986 prescrivait de se conformer aux féminisations des noms de fonction, de grade ou de titre, dans les textes réglementaires, et dans tous les documents officiels émanant des administrations et établissements publics de l'État. Jamais abrogée, elle ne fut guère appliquée jusqu'au jour où, en 1998, elle fut réactivée par une nouvelle circulaire de Lionel Jospin : des femmes appartenant à son gouvernement avaient décidé de revendiquer d'être appelées la ministre et non le ministre. Dès lors, Madame le... commença à reculer devant Madame la... et la Documentation française fit paraître en juin 99 le guide Femme j'écris ton nom, donnant la liste des noms officiellement féminisés.

Mais ce fut contre l'avis de l'Académie dont le service du dictionnaire réagit par une note du 4 février 1999 qui révèle une véritable hostilité à la féminisation. « Quand bien même un mot serait correctement formé, il peut ne pas trouver sa place dans l'usage » Quelques académiciens avaient découvert qu' « on a publié à Genève un extraordinaire Dictionnaire féminin-masculin plein de barbarismes et de bouffonneries" sous la responsabilité du conseiller d'État chargé du département de justice et police qui en a signé l'avant-propos. Jacqueline l'a consulté sur Internet et ne l'a trouvé ni barbare ni bouffon. Ils dénient aux pouvoirs publics le droit de légiférer en matière linguistique, et, acceptant du bout des lèvres la féminisation des noms de métiers, considèrent que les noms de fonctions et de titres doivent conserver le genre masculin, surtout quand il s'agit de fonctions qui incarnent l'autorité de la République. Dans un pays : où il y a des citoyennes et des électrices l'Académie ne peut pas supporter qu'il y ait des *magistrates, des *adjointes au maire, des *conseillères d'État etc. « Les particularités de la personne ne doivent pas empiéter sur le caractère abstrait de la fonction dont elle est investie ».

Nous en sommes à la neuvième édition du Dictionnaire, en cours d'élaboration. On verra (Jacqueline ne verra pas), quand sortira le premier volume de la dixième, si l'usage aura été suffisamment convaincant et s'il sera devenu académique de dire la ministre... 

Photo n° 8 Jeudi 31 octobre 1986 à Québec. Nous ouvrons Le Devoir et nous tombons sur un gros titre : « Les mots écrivaine et professeure ont droit de cité au dictionnaire». Le journaliste Michel Arsenault exulte : « Les adversaires de la féminisation de la langue française ne pourront plus dire qu'"écrivaine" et "professeure" ne sont pas dans le dictionnaire. C'est écrit en toutes lettres dans la nouvelle édition du dictionnaire CEC-Jeunesse :"Anne Hébert est une grande écrivaine" et "ma sœur est professeure d'anglais dans un cégep" ».

C'est officiel, en effet, depuis 4 avril 1986, date de la décision no 86-217-253 de l'Office de la langue française, répercutée le 31 mai par la Gazette du Québec. Ainsi se trouvait éliminée la forme professeuse qui dans un premier temps avait été retenue. Bien entendu, la professeure et l'ingénieure entrainent derrière elles toute une suite de gouverneures, de docteures, d'auteures, de chercheures, de prédécesseures et de successeures, etc. Les Québécois, moins empêtrés que les Français dans le purisme, féminisaient spontanément depuis longtemps sans la moindre vergogne. Cette décision ne faisait qu'entériner un usage majoritaire.

Mais une fois traversé l'Atlantique, le suffixe -eure fit à la plupart des Français l'effet d'un monstre. Dix-neuf ans après, quoiqu'on commence à voir, par-ci par-là, dans des journaux, apparaître des féminins en –eure, rares sont encore ceux qui s'y rallient explicitement. Jacqueline, toutes réflexions faites, est de ce petit nombre. Laisser le mot professeur "épicène", invariable, avec son article masculin est vraiment par trop bizarre alors que le corps enseignant est majoritairement féminin et cela peut produire des effets légèrement comiques du genre le professeur de mon fils s'est mariée en blanc. Adopter l'article féminin sans modifier l'orthographe et écrire la professeur comme la pesanteur, la blancheur, la tiédeur, il y en a qui s'en accommodent, mais pas Jacqueline. Ces mots abstraits n'entrent dans aucune série où une forme masculine s'oppose à une forme féminine, mais le/la professeur fait figure d'anomalie dans la longue série des noms de métiers et de fonctions à double forme du genre boulanger/boulangère, avocat/avocate, physicien / physicienne etc. Somme toute, les Québécois ont été bien inspirés. Ils ont trouvé une solution économique, satisfaisante pour l'œil et pour l'esprit, sans toucher à la prononciation.

Oh ! bien sûr, tous les problèmes ne sont pas résolus. Il y a des mots en -teur dont le féminin -trice serait bien encombrant. Vous imaginez Jacqueline est une grande amatrice de fromages ? Non ! Pitié ! Une grande amateure, d'accord ! Et imaginez un peu que Camille Claudel vive aujourd'hui. Comment préférerait-elle être appelée ? sculpteur ? sculpteuse ? sculptrice ? sculpteure ? Je parie pour sculpteure. C'est joli, une femme sculpteur, locution récemment trouvée dans un journal ? Quelqu'un demande à Jacqueline quel serait le féminin du Penseur de Rodin si Rodin avait sculpté la figure d'une femme absorbée dans ses pensées. Ce serait quoi ? La penseuse ? la pensive ? la penseure de Rodin ? Rien de tout cela ! Vous ne voyez pas que le Penseur de Rodin est générique ? Que c'est l'Être Humain en tant que créature pensante qui est sculpté là ? Aucun problème de féminisation dans son cas.

Photo n° 9 Flash back ! Année 1945 : Jacqueline, encore toute jeunette, entend le général de Gaulle, glorieusement rentré en France, lancer du haut de sa grandeur les apostrophes : Françaises, Français ! Électrices, Électeurs ! et ça l'agace. Elle n'est pas encore capable de formuler clairement le principe que le masculin est générique et le féminin spécifique ou le féminin est marqué, le masculin non marqué, mais elle le sent instinctivement. Elle n'a jamais été choquée d'entendre un curé commencer son sermon par Mes bien chers frères. Elle ne se sentait pas exclue. Il était évident pour elle que les frères englobaient les sœurs. Les curés d'aujourd'hui disent Frères et sœurs et elle n'en est pas plus fière pour ça, elle continue à être agacée. Comme disait un professeur de séminaire, « sous le nom d'homme, j'embrasse toutes les femmes ». Car enfin, lorsqu'un verbe a un sujet masculin et un sujet féminin, on fait bien l'accord au masculin, n'est-ce pas ? Les filles et les garçons sont pris dans les embouteillages. De même quand un adjectif se rapporte à un nom masculin et à un nom féminin ? Messieurs et mesdames, soyez attentifs. Il lui semble aussi bête de s'offenser de la règle de grammaire selon laquelle « le masculin l'emporte sur le féminin » que de trouver raciste l'affirmation musicale qu'« une blanche vaut deux noires ».

Ceux qu'on appelait alors les speakers (prononcer /spiqueur/) de la T. S. F. disposaient de deux formules rituelles pour commencer leurs émissions. L'une générique : Chers auditeurs et l'autre non : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs qui, curieusement, ne l'agaçait pas. Pourquoi cela ? Elle n'aurait pas su le dire, sur le moment, mais elle a aujourd'hui une explication : Monsieur ne peut en aucun cas être générique. Ce mot, en apostrophe, s'adresse uniquement à un individu de sexe masculin. Au pluriel, il s'adresse, dans le groupe des auditeurs, uniquement aux individus de sexe masculin. Il est donc tout à fait normal de trouver à côté de lui les apostrophes destinées aux individus de sexe féminin. Pour plus de brièveté, nous ne parlerons pas, pour cette fois, des traits pertinents qui opposent le mot dame au mot demoiselle et sur les conséquences que peuvent en tirer les féministes.

De longues années plus tard, Jacqueline tombe un jour, dans les Cahiers de Lexicologie (si ses souvenirs sont exacts) sur un savant article signé d'une collègue hollandaise qui, parlant de la façon la plus générale, sans faire allusion à aucune personne particulière, écrivait systématiquement entre parenthèses la forme féminine de tout nom variable qu'elle venait d'employer au masculin. Le ton de l'article n'était pas à l'humour. Ce n'était pas une plaisanterie. Cela donnait l'expert (l'experte), le rédacteur (la rédactrice) etc. Jacqueline lui envoya une grande lettre explicative dont la destinataire accusa réception avec gentillesse, sans pousser la discussion. L'avait-elle convaincue ? C'est bien clair ! En bon français, quand on parle en général de toute une catégorie d'individus ou d'un groupe d'individus indistinctement mêlés, on emploie le genre masculin. Par contre, lorsqu'on parle de personnes précises, selon qu'il s'agit d'hommes ou de femmes, on emploie le masculin ou le féminin. Pour une fois, Jacqueline donne raison à l'Académie qui rappelle clairement cette vérité fondamentale dans sa note du 4 février 1999, et tort à M. Claude Allègre et à Mme Ségolène Royal qui adressent leur note du 6-3-2000 aux directrices et directeurs d'administrations centrales, aux rectrices et recteurs d'académie, aux présidentes et présidents d'université. S'il y a "démagogie" dans l'affaire de la féminisation, c'est bien lorsque, avec une lourde insistance, on ôte au genre masculin sa valeur générique, non marquée, en le doublant d'une forme de genre féminin, spécifique, marquée, qui n'a pas lieu d'être employée dans un énoncé de portée générale.

Photo n° 10 : Jacqueline prend son virage. Elle avait été, pendant les premières années, du nombre des récalcitrantes à la féminisation. Combien de fois, au cours de colloques, n'avait-elle pas été agacée d'entendre des intervenantes de diverses langues, germaniques, plus souvent que latines, exiger des locuteurs français natifs qu'ils donnent un féminin aux noms qui n'en avaient pas ! Elle se souvient d'une certaine conversation dans les allées du château de Sassenage, près de Grenoble. Il avait été mis à la disposition du CILF qui y tint cette année-là son assemblée générale. Un de ses collègues masculins (il lui semble bien que c'était M. Goosse en personne) lui demanda si elle n'était pas bien aise de toutes ces féminisations. Elle s'entend encore lui répondre qu'elle n'en avait jamais éprouvé le besoin, que peu lui importait, que passe encore pour les noms de métiers, mais qu'en tous cas, jamais on ne lui ferait dire que Mme Thatcher était la première ministre de la Grande-Bretagne. Elle avait dans ce premier temps réagi comme les Académiciens de la Commission du Dictionnaire en ce qui concerne les fonctions d'autorité : le ministre, c'est le ministre, que ce soit un homme ou une femme est sans importance, et il est incongru de signer une circulaire la ministre Yvette ou Ségolène.

Mais arrive l'année 1990. Jacqueline vend son appartement des Buttes-Chaumont pour émigrer du côté de Montparnasse. Le jour J., le notaire s'adresse à l'acheteuse en lui disant : « Madame, vous êtes pharmacien ». L'interlocutrice ne sourcilla pas, mais Jacqueline sursauta. Le notaire et l'acheteuse ignoraient apparemment – on ne peut pas tout savoir – que pharmacienne est dans le Dictionnaire de l'Académie depuis 1932, et il n'étaient pas les seuls : "ma fille est pharmacien et elle tient à son titre, elle ne veut pas qu'on dise pharmacienne » dit récemment une dame à Jacqueline qui, un jour, reçut une lettre – du CILF, oui ! parfaitement ! – ainsi libellée : Mademoiselle le conseiller ! Non, non et non ! C'en est trop ! Il faut féminiser ! Où va-t-on faire passer la frontière entre le métier et la fonction, (un pharmacien de sexe féminin n'est pas une épicière), entre la basse fonction et la haute fonction ? (Le directeur de sexe féminin d'une administration centrale n'est pas une directrice d'école primaire). On ne mélange pas les torchons avec les serviettes ! Et si un jour une femme accède à la présidence de la République, haute fonction s'il en est, ne l'appellera-t-on pas tout naturellement la présidente, mot bien installé dans la langue depuis qu'il y a des dames qui président des œuvres charitables ? Que de chicanes en perspective ! Grammatici certant ! Mais enfin, moins on leur donnera l'occasion de couper les cheveux en quatre, mieux cela vaudra !

Les choix auxquels s'est arrêtée Jacqueline ne sont pas dus à de simples mouvements d'humeur. Elle peut les justifier linguistiquement. On lui a enseigné jadis, quand elle apprit le latin et le grec, qu'il y a deux sortes d'horribles fautes : le barbarisme qui consiste à employer une forme qui n'existe pas et le solécisme qui consiste à violer une règle de syntaxe. Le mot de barbarisme a été utilisé jusqu'à l'Académie Française pour qualifier certaines féminisations. Or les dites féminisations ne faisaient que mettre en œuvre des mécanismes morphologiques toujours vivants, bien installés dans la langue, et dont on ne peut interdire l'application à de nouveaux mots sans la figer : écrivaine n'est pas plus "barbare" que souveraine ni professeure que supérieure. Avant d'être employés, ces mots étaient des possibilités, des virtualités de la langue. Par contre madame le qui consiste à accorder un nom féminin avec un article masculin est bel et bien un solécisme.

Et dans le cas du masculin générique, la règle "le masculin l'emporte sur le féminin" est une règle de syntaxe qui régit l'accord de tous les noms, et pas seulement des animés humains, ainsi que des verbes au participe passé et des adjectifs. Vouloir faire apparaitre le féminin dans les cas de ce genre n'est pas une revendication linguistique, mais une revendication idéologique.

Jacqueline apprend, par son informatrice québécoise, qu'en Suisse et au Québec, on travaille à ce qu'on appelle là-bas une "rédaction épicène" qui, même dans les textes à portée générale, notamment administrative, évite "l'emploi trop marqué du masculin générique et utilise de façon plus égale, quantitativement le masculin et le féminin. Pour l'Administration, il y a là un grand défi! Trouver une pratique de rédaction qui mette en belle lumière les féminins sans tomber dans un style illisible et alambiqué qui rebute et réduit la lisibilité".... "les Suissesses [Tiens ! Un féminin en -esse !] ont publié en 1991, sous le titre Écrire les genres un guide de rédaction épicène afin de faire valoir le fait que la féminisation peut se faire autrement que par l'emploi soutenu des doublets du genre les informaticiens et les informaticiennes dont les rédacteurs et les rédactrices ont parfois abusé". Jacqueline, en effet, supporte mal ces doublets inutiles et attend d'avoir entre les mains le fascicule Écrire les genres pour voir comment elles se tirent d'affaire... 

 Photo n° 11 : 1989. Le premier ministre s'appelle Michel Rocard ; il est "de gauche". L'École Libératrice, journal d'un syndicat d'instituteurs, organise un sondage parmi ses lecteurs, leur demandant de se prononcer pour ou contre quelques unes des rectifications précédemment enterrées, et de répondre par oui ou par non à la question globale « Faut-il simplifier notre orthographe ? » 1% des lecteurs, environ, répondirent mais ce fut de manière significative : 1035 oui, 107 non et une abstention. ! Le linguiste Pierre Encrevé, partisan d'une réforme, a l'oreille de Rocard. Celui-ci crée un Conseil Supérieur de la langue française (le CSLF) à composition variable, qui siège sur convocation, et, en remplacement d'un "Haut comité pour la défense et l'expansion de la langue française" fondé en 1966, une Délégation Générale à la Langue Française (DGLF), élément administratif permanent, à la disposition du Premier Ministre. Il en nomme les membres le 28 juin. Qui va faire partie de ce Conseil ? Donnons la parole à M. Duquesne et à ses amis, personnages créés par Charles Muller dans un ouvrage humoristique intitulé Monsieur Duquesne et l'orthographe, petite chronique française (1988-1998) que les lecteurs de cet article ne feraient pas mal de se procurer auprès du CILF (11 rue de Navarin, 75009 Paris) pour la modique somme de 12 euros pendant que le stock n'est pas encore tout à fait épuisé.

M.Duquesne - Si j'ai bien lu, la Délégation succède à un Haut-Commissariat taxé de "somnolence ". Elle hérite de ses locaux et archives. Ce sera donc l'élément permanent, administratif, à la disposition du Premier ministre. Mais le Conseil ?

Patrice - Il devrait siéger, sur convocations, sous la présidence du Premier ministre. Seul élément permanent : son vice-président, qui n'est autre que Bernard Quemada, linguiste réputé, administrateur confirmé, dont François nous a dit déjà les qualités de chercheur et d'organisateur.

Louis - Qui fait partie de ce Conseil ?

Patrice - Il y a des membres de droit : le ministre de l'Education (actuellement Lionel Jospin), celui de la Francophonie (Alain Decaux, l'écrivain-historien bien connu), le secrétaire perpétuel de l'Académie française (Maurice Druon), et les deux secrétaires perpétuels de l'Académie des Sciences.

M.Duquesne - L'Académie française pour le vocabulaire d'usage et... l'orthographe, évidemment ; l'Académie des Sciences pour le rôle du français dans les publications savantes ; l'Education nationale pour les applications dans l'enseignement ; la Francophonie pour le contact avec les autres pays francophones... Solide configuration. Et les autres membres ?

Patrice : Ils sont dix-sept, nommés pour quatre ans par le premier ministre : des linguistes comme Claude Hagège, Maurice Gross, J. - Cl. Chevalier, Pierre Encrevé, André Goosse ; des universitaires, des écrivains, des représentants de l'édition et des médias, des scientifiques, des industriels. C'est très panaché. Un coup d'œil hors hexagone : André Goosse est belge, et fait partie du CILF ; Tahar Ben Jelloun, prix Goncourt, est marocain. N'oublions pas des figures aussi populaires que Bernard Pivot, Jean-Luc Godard et le truculent chansonnier Pierre Perret.

L'orthographe va être au menu de leurs travaux ! M. Rocard l'annonce dans un discours à la fois courageux et prudent en octobre 89 ; il ne faut ni condamner la langue à l'immobilité ni faire une réforme radicale qui modifierait les principes mêmes de la graphie de notre langue et altérerait son visage familier. On ne fera que des « rectifications utiles ».Ce n'est pas un mais deux groupes d'experts issus l'un de la DGLF l'autre du CSLF qui vont travailler de janvier à avril 90 à résoudre cet épineux problème, fonctionnant alternativement un jeudi sur deux et se transmettant l'un à l'autre leurs propositions, sans aucune publicité à l'extérieur. Celui de la DGLF est présidé par Bernard Cerquiglini. Et celui du CSLF l'est par le secrétaire perpétuel de l'Académie, M. Maurice Druon en personne. La commission du Dictionnaire est tenue au courant. Si on n'a pas trouvé en Suisse d'interlocuteur fédéral, le Québec a été consulté et la Belgique est bien représentée, André Goosse faisant partie des deux groupes. Que mijotaient-ils à huis clos ? Les médias n'en savaient rien (ou ne cherchaient pas à savoir) mais déjà on entendait pousser les hauts cris contre le saccage de la langue qu'ils étaient en train de commettre et l'écriture phonétique tant redoutée qu'ils n'allaient pas manquer de nous imposer.

Photo n° 12 6 décembre 1990 : Les Rectifications sont publiées au journal officiel. La montagne a accouché d'une souris. Mais cette souris est pourchassée par les adversaires de toute réforme quelle qu'elle soit. Les rectifieurs, tellement soucieux d'être discrets, de ne pas déranger, pour se faire accepter, auraient pu carrément aller beaucoup plus loin. L'opposition aurait été la même et les possibilités d'évolution plus grandes. De quoi s'agit-il en effet ? De supprimer quelques anomalies. Ô bonheur ! exéma et exémateux sont du nombre ! de supprimer le trait d'union de certains types de mots composés en soudant les deux éléments : portemonnaie comme portefeuille (personne n'y prend garde), d'aligner le pluriel de portemonnaie sur celui de portefeuille (un portemonnaie, des portemonnaies comme un portefeuille, des portefeuilles, ceux qui gardent le trait d'union suivant la même règle (un porte-avion, des porte-avions), enfin, de supprimer sur i et u un accent circonflexe reconnu totalement inutile. L'orthographe de certains mots d'origine étrangère est francisée. Oh ! Oh ! que de plaisanteries n'entend-on pas sur le tirefesse et les prie-dieux ! Et songez à quel point l'île est moins poétique écrite comme file et la cîme moins haute écrite comme crime ! On a aussi proposé d'homogénéiser les verbes en -eler et -eter sur le modèle de geler/ il gèle, acheter/il achète d'où étinceler/ il étincèle, étiqueter/il étiquète. Mais la fréquence de jeter/ il jette et appeler/ il appelle était un gros obstacle. L'Académie, qui a pourtant participé aux travaux, a accepté de mauvais gré les Rectifications et présente celle-ci avec des réticences vraiment décourageantes. Elle en a intégré quelques-unes dans la neuvième édition de son Dictionnaire en perpétuelle élaboration, et relégué les autres dans des pages vertes, où l'on peut lire :

"Orthographes recommandées par le Conseil Supérieur de la Langue Française, d'après le rapport publié dans les documents administratifs du 6 décembre 1990 »

« Sont signalés ci-dessous les mots qui, dans ce dictionnaire sont suivis d'un losange indiquant qu'une nouvelle orthographe a été recommandée pour mettre fin à une anomalie, à une incohérence, ou, simplement à une hésitation, pour permettre l'application, sans exceptions inutiles, d'une règle simple, pour souligner une tendance phonétique ou graphique constatée dans l'usage, ou encore pour faciliter la création de mots nouveaux, notamment dans le domaine technique, et, de manière générale, pour rendre ainsi plus aisés l'apprentissage de l'orthographe et sa maitrise. Ces recommandations ont été acceptées par l'Académie française, qui a néanmoins voulu qu'elles soient soumises à l'épreuve du temps. Elle maintiendra donc les graphies qui figurent dans son dictionnaire jusqu'au moment où elle aura constaté que ces recommandations sont passées dans l'usage »

Le correcteur du journal le Monde proclame qu'il n'appliquera pas les Rectifications –"Pourquoi cela, Monsieur ?" – "Parce que notre lectorat les refuse, nous avons reçu trois mille lettres de protestations" – "Mais à combien tire le Monde ? 700.000 exemplaires ? Il y a donc 697.000 lecteurs qui, ne disant mot, consentent ? Essayez d'imprimer une page en orthographe rectifiée. Je vous parie que personne ne s'en apercevra !" Mais non ! L'expérience ne fut pas tentée.

Les hautes instances de l'Éducation Nationale ne jugèrent pas utile d'en informer les enseignants et d'ailleurs ceux-ci corrigeaient des copies chargées d'un tel nombre de fautes d'orthographe souvent gravissimes qu'ils n'étaient plus à un accent et à un trait d'union près. Quant au citoyen lambda, il n'était même pas au courant et l'orthographe était bien le cadet de ses soucis. Bref, les antiréformistes crurent avoir la victoire et fêtèrent l'enterrement de cette Nième réforme.

Mais rira bien qui rira le dernier. L'AIROE veille, ainsi que ses sœurs l'APARO belge, l'ANO suisse, et le GQMNF (Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français). Et Charles Muller enrichit Orthonet d'une rubrique Orthographes nouvelles, mise en ligne à l'instant même où le Premier ministre en informe les médias. Alors que les enseignants les ignorent, ses milliers de consultants sont informés qu'ils ont le choix entre l'orthographe ancienne et la nouvelle. Et Pierre Perret y alla de son petit refrain : La réforme de l'orthographe / Contrarie les paléographes / Depuis qu'un l vient d'être ôté / à imbécillité.

 

Photo n° 13 : À l'aube du XXIe siècle où en est la féminisation ? Une coupure de presse tombe entre les mains de Jacqueline. Le nom du journal n'y figure pas mais la date y est : mai-juin 2001. L'auteur de l'article, un certain Jacques Delattre se demande si les journalistes doivent respecter les directives gouvernementales ou ministérielles. « La réponse est non. Ces décisions du pouvoir politique n'ont aucune pertinence dans le domaine de la langue » Il n'est pas radicalement contre toute féminisation, même en ce qui concerne les fonctions d'autorité :

"la mairesse et la présidente, féminins acceptables et acceptés [Jacqueline n'a jamais lu ni entendu nulle part le mot mairesse ] peuvent concerner aussi bien l'épouse que la détentrice [Oh ! Oh ! M. Delattre féminise !] de la fonction. Il n'est pas gênant qu'on parle de sénatrice ou de députée, féminins de formation orthodoxe... Par contre comment accepter l'épouvantable procureure ? Procureuse serait ridicule, mais procureure est un affreux barbarisme. La garde des sceaux est aussi fautif, car s'il y a des gardiens et des gardiennes [et même des gardeuses d'oies, ajoute Jacqueline], il y a bien une garde, celle qui meurt et ne se rend pas, et qui n'a rien à voir avec le ministre de la Justice. Et je dis bien le ministre, car s'il fallait absolument féminiser ce terme, parler de ministresse serait un moindre mal. Mobilisons-nous donc pour le retour au bon sens et à la logique qui commande de ne plus confondre le genre et le sexe".

On ne demandera pas à Jacques Delattre de nous expliquer en quoi le suffixe -euse est ridicule, et pourquoi le mot procureure est épouvantable, affreux et barbare alors que prieure, supérieure, meilleure, antérieure, postérieure, extérieure, intérieure ne le sont pas ; pourquoi il admet certainement très bien qu'on dise une artiste et ne peut supporter qu'on dise une ministre. On ne lui demandera pas s'il sait qu'on appelait jadis au chevet d'un malade une femme dénommée une garde-malade et que souvent, dans des temps anciens, c'était une garde-barrière qui, abaissait puis relevait au passage d'un train la barrière d'un passage à niveau. Mais on peut se demander en quoi ses choix, ses horreurs et ses douceurs relèvent du bon sens et de la logique.

Dans le Figaro du 24 février 2004, c'est Maurice Druon qui prend la relève. Il se plaint de la dégradation de la langue française, de l'impuissance de l'Académie à l'endiguer, et de la concurrence d'institutions qu'il tient pour inutiles : Commissariat Général devenu Délégation Générale à la Langue Française, Haut conseil de la francophonie, Commission de terminologie et de néologie, Conseil Supérieur de la Langue Française « Tous, d'un fonctionnement coûteux, montrèrent bientôt, au mieux, leur inutilité. L'Académie n'était plus source unique de la règle. Et ne vit-on pas une excroissance du CNRS, l'INALF ... servir de caution à M. Jospin pour imposer, contre l'avis de l'Académie, l'aberrante, la vicieuse, l'absurde féminisation des noms de fonctions ? » Aberrante ? Vicieuse ? Absurde ? de tels qualificatifs ne seraient-ils pas eux-mêmes aberrants, vicieux, absurdes ?

À vrai dire, à la lecture de ce genre de textes, Jacqueline a plutôt envie de rire que de pleurer, car il est clair que ce sont des combats d'arrière-garde. Malgré bien des obstacles, la féminisation avance. Nina Catach, décédée en 1997, n'avait jamais pu faire admettre par le CNRS qu'elle était directrice de recherches. Non ! elle était directeur de recherches. Le terme de directrice apparaît pour la première fois en 4e de couverture des Délires de l'Orthographe (Plon 1989) mais en 1993, dans le Que sais-je intitulé L'Orthographe réédition revue et corrigée d'un ouvrage dont la première édition remonte à 1948, on a oublié de corriger le titre de l'auteure qui est toujours directeur. Où en sont, de nos jours, les dames du CNRS ? Une personne qui vit dans le sérail assure qu'il n'y a plus de doctrine officielle et qu'on assiste à une querelle des Anciennes et des Modernes, les premières se revendiquant directeurs et les autres directrices. Mais apparemment, aucune ne demande à être directeure. Il suffit de lire la presse pour s'apercevoir que le féminin est de plus en plus employé, que la ministre, la juge, la députée, la conseillère municipale sont devenus usuels. L'homophonie de maire et de mère freine l'emploi de la maire mais même les « épouvantables » formes en -eure gagnent du terrain dans les journaux français. Et elles semblent bien acceptées en Suisse. Jacqueline ayant donné un article à une revue pédagogique valaisanne y a lu que l'auteure est professeure émérite à l'université de Picardie. Allons ! la féminisation est sur les rails, elle est en bonne voie.

En va-t-il de même des Rectifications orthographiques ?

Photo n° 14 : à l'aube du XXIe s. Où en sont les Rectifications ?

Octobre 2001 : Paraît chez Duculot-de Boeck, en Belgique, le grand œuvre de Jacqueline et de son complice Jean-Claude Rolland Le Dictionnaire du français usuel, 15000 mots utiles en 442 articles. Elle a décidé d'appliquer les Rectifications.

Non qu'elle les trouve d'une importance capitale, mais parce que, pense-t-elle, si l'on refuse, ou seulement néglige, cette très modeste réforme, on barre la route à une réforme plus importante. André Goosse la soutient et intervient auprès de l'éditeur pour le convaincre d'accepter ce choix audacieux. Elle s'en explique longuement dans la préface. Elle espère, la pauvrette, qu'elle révèlera aux professeurs de collège l'existence des Rectifications et les incitera à les appliquer. De nombreux comptes-rendus paraissent. Pas un ne signale cette particularité.

 Un journaliste, pourtant, la remarqua, M. Drillon du Nouvel Observateur. Il fut tellement indigné de lire maitre au lieu de maître et courbatture au lieu de courbature que, ne voulant pas dire de mal d'un ouvrage qui lui semblait avoir des qualités, mais ne voulant pas dire de bien de qui par "démagogie de droite" (?) donnait dans ce genre de facilité, il répondit à l'éditeur qui lui en avait fait le service de presse, qu'il ne ferait pas de compte-rendu du tout. Il lui écrivit : "Ce combat d'arrière-garde pour une mode qui a duré le temps que durent les roses, me semble tout à fait ridicule, et je ne comprends pas comment des lexicographes apparemment avancés peuvent encore s'y dépenser".... 

En l'année 2003 : M. Michel Jordan, réformiste méthodique et acharné, devant sa télévision. assiste à la correction de la dictée de Pivot et en fait le récit dans le n° 36-37 de Liaisons – AIROE. Hélène Carrère d'Encausse, qui avait succédé à Maurice Druon démissionnaire du poste de secrétaire perpétuel, honorait de sa présence la cérémonie. Quatre vocables étaient concernés par les Rectifications, pour des problèmes d'accents et de soudure. Il n'en fut tenu aucun compte et l'orthographe nouvelle fut considérée comme fautive. M. Jordan écrivit à Mme Carrère d'Encausse pour lui rappeler l'obligation où elle était de défendre les pages vertes du Dictionnaire d'une Académie dont elle était (suprême insolence du rédacteur !) la Secrétaire perpétuelle. Jacqueline n'a pas entendu dire qu'il ait obtenu une réponse.

En cette même année 2003, Jacqueline, après avoir fait une conférence à l'IUFM d'Amiens, déjeune en compagnie d'un Inspecteur Pédagogique Régional et lui demande pourquoi les enseignants n'étaient même pas informés des Rectifications et pourquoi ils n'avaient pas reçu consigne de les appliquer. « - Parce que, dit-il, nous attendons que l'usage s'établisse ». Réponse de Jacqueline : « Mais l'orthographe n'est pas une chose spontanée comme la parole ! C'est un ensemble de conventions qui s'apprennent. Comment voulez-vous que l'usage s'établisse si vous ne l'enseignez pas ?» La réponse de l'IPR, s'il y en eut une se perdit dans le brouhaha du restaurant...

L'orthographe du français est-elle définitivement irréformable ? Faut-il désespérer ? Eh ! bien non ! Outre l'influence d'Orthonet sur des milliers de francophones à travers le monde, les Rectifications sont systématiquement appliquées dans diverses revues savantes ainsi que dans un dictionnaire publié chez Hachette. Le CILF, dans ses dictionnaires techniques, dans son Dictionnaire des mots nouveaux (sciences et techniques) applique systématiquement les Rectifications.

L'AIROE, diffuse des brochures attrayantes et humoristiques comme Le millepatte sur le nénufar qui, paraît-il, "fait un tabac" au Québec : Les 2000 exemplaires initialement prévus se sont enlevés comme des petits pains et on en réimprime 5000.

Avec une longue patience, elle observe, dans la presse, sur Internet, la progression des graphies rectifiées, et elles progressent ! On peut lire dans son bulletin de décembre 2004 :

 « Les mots en orthographe rectifiée que nous relevons de-ci, de-là, ne sont-ils pas de simples coquilles ? Notre réponse est claire. S'il y a des coquilles – et il y en a certainement – cela montre que ces graphies, involontairement rectifiées, n'ont pas crevé les yeux des correcteurs. ...Mais le plus souvent, il est tout à fait évident que la graphie rectifiée est utilisée sciemment. Quand on rencontre supporteur quatre fois et jamais supporter dans la page "courrier des lecteurs" d'un magazine, quand on trouve ognon dans des mots croisés et sur une affiche – fût-elle éditée par un supermarché – quand on voit boum (anciennement boom) dans un titre, en grands caractères, et à la Une d'une publication, peut-on raisonnablement croire qu'il s'agit d'erreurs ? Non ! »

Par surcroit, Microsoft annonce pour 2005 un correcteur orthographique intégrant les Rectifications et l'Éducation Nationale elle-même, au bout de quinze ans de réflexions – mais il n'est jamais trop tard pour bien faire – envisage d'informer le corps enseignant de leur existence. On peut donc espérer qu'encouragée par cet exemple, vers la fin du siècle, une vaillante équipe de réformateurs s'attaquera au problème combien plus complexe des consonnes doubles.

Photo n° 15 28 juin 2004 Jacqueline est à Bangkok. Elle tient, au sein de la section de français de l'Université Chulalongkorn, un séminaire sur l'orthographe des SMS (Short Message Service), ces brefs messages qu'on envoie à un correspondant sur le minuscule écran de son téléphone portable. Un étudiant doctorant et sa directrice de thèse, excellents francophones, se sont enthousiasmés pour cette nouvelle manière d'écrire. Ils y voient une langue nouvelle ou du moins l'avenir de la langue française. Ils lui ont donné à étudier, la veille de ce séminaire, un dossier comportant notamment des extraits d'un "polar" d'un certain Phil Marso intitulé Pa Sage a TaBa. Quoique n'ayant jamais de sa vie envoyé ni reçu un SMS, elle n'était pas tout à fait prise au dépourvu, des graphies du genre SMS commençant à se répandre en France en dehors des petits écrans. La Sainte Église avait, une des premières, donné le mauvais exemple en écrivant pour faire "jeune" dans certaines de ses publications K7 pour cassette, KT pour caté(chisme) et en intitulant sa chaine de télévision KTO pour catho(lique), que la plupart des gens, ne saisissant pas l'astuce, prononcent /catéo/. Et elle n'est pas la dernière. On pouvait lire, récemment, dans le bas à poissons surgelés d'un supermarché le mot cabillaud écrit Kbiyo.

Jacqueline expliqua qu'il était légitime, à ses yeux, lorsque, dans l'urgence, on avait à envoyer un message bref sur un très petit écran, d'utiliser une orthographe aussi économe en caractères que possible, mais que Phil Marso n'en économisait pas un seul en écrivant moa pour moi ni gayri pour guéri et que même, il en rajoutait en écrivant Pa Sage ce qu'il aurait pu écrire pasaj, que l'aspect ludique de la chose était évident et que le déchiffrage était compliqué par divers facteurs : le mélange de chiffres et de lettres, (Attention ! 12 doit se lire un de et pas douze), d'abréviations comme rdv pour rendez-vous, ou bl pour problème, d'à-peu-près phonétiques comme b1 pour bien, et surtout par le mélange de majuscules et de minuscules qui auraient pu être utilisées régulièrement pour distinguer la prononciation normale des consonnes de leur prononciation alphabétique mais étaient distribuées de façon tout à fait aléatoire. La nécessité d'une systématisation était évidente ! Jacqueline se tira du déchiffrage à son honneur, même dans le cas de mots d'argot qui ne font pas partie de son vocabulaire habituel, mais tomba en panne devant la graphie kestu X ? et fut dépannée par les étudiants qui lui révélèrent que X ayant la forme d'une croix était la transcription de crois du verbe croire et qu'il fallait comprendre Qu'est-ce que tu crois ? En somme, au milieu des chiffres et des lettres plus ou moins phonétiques, un idéogramme... 

La naissance de l'orthographe des SMS lui sembla être le châtiment de ceux qui avaient toujours refusé une simplification raisonnable de l'orthographe française et elle se posa une question : Lorsque l'immobilisme théorique et le laxisme pratique de l'Éducation Nationale auraient fini par rendre obsolète l'orthographe officielle et que l'orthographe SMS se serait largement répandue, que ferait notre grande gardienne de l'Usage, l'Académie Française, qui avait relégué en pages vertes des choses aussi anodines que le millepatte et le nénufar ? Il ne lui resterait plus qu'à élire Phil Marso au premier fauteuil vacant, à le nommer président de la Commission du Dictionnaire et de le charger de rédiger la Nième édition de ce Dictionnaire en orthographe SMS. Et pour achever la féminisation, y introduire, peut-être, le mot MEUF ?

Je dois des remerciements à plusieurs collègues et amis qui m'ont apporté des précisions utiles ou rafraichi la mémoire sur certains points, notamment André Joly, Charles Muller, Liselotte Pasques, Pierrette Vachon- l'Heureux, Renée Honvault.