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L'UTILISATION DU DFU POUR L'ENSEIGNEMENT DU VOCABULAIRE

Jacqueline Picoche, Professeur émérite à l'Université de Picardie

et Sébastien Souhaité, Professeur de collège

Communication au colloque sur l'enseignement du lexique, Grenoble,

mars 2003

 

Je ne me propose pas de faire ici une présentation détaillée du Dictionnaire du Français usuel, qui a déjà fait l'objet de plusieurs recensions dans les revues spécialisées, mais de montrer trois directions de recherche différentes, à partir d'exemples de "leçons" que nous proposons. Elles visent d'une façon globale le public des collèges (premier cycle secondaire en France) et peuvent être utilisées en totalité ou en partie, au cours d'une ou de plusieurs séances, dans une classe ou dans une autre selon le niveau des élèves et l'objectif que se propose le professeur. Des leçons de ce type ont été effectivement utilisées dans certaines classes à la satisfaction des professeurs. Je présente des extraits d'un petit manuel d'application en cours d'élaboration entre moi-même et Sébastien Souhaité, jeune professeur dans un collège de la région parisienne. La première leçon est de Sébastien Souhaité, les autres de Jacqueline Picoche.

Ce dictionnaire peut être aussi utilisé en français langue étrangère et nous espérons que des exercices spécifiques pour ce type d'enseignement pourront un jour être mis au point.

Le sous-titre de l'ouvrage : 15000 mots utiles en 442 articles laisse entendre que notre objectif est de rendre possible un enseignement systématique d'une partie importante du vocabulaire français et non un enseignement "accidentel" à l'occasion d'autre chose, chacun des 442 articles constituant un vaste réseau lexical fortement structuré. Et notre ambition est de faire reconnaître le vocabulaire, jusqu'ici parent pauvre des études de français, comme une matière d'enseignement à part entière. Les auteurs du DFU ont voulu composer un ouvrage pédagogique grâce auquel, les apprenants francophones ou allophones puissent acquérir la maitrise des outils sémantiques que la langue française met à leur disposition pour parler de tout sujet non étroitement spécialisé, autrement dit d'un trésor d'une richesse moyenne de mots panfrancophones dont les critères de choix sont longuement exposés dans notre préface.

La première de nos "leçons" repose sur l'étude d'un de nos réseaux, l'article RAISON du DFU, en relation avec un texte, la fable de La Fontaine intitulée Le loup et l'agneau. Elle suppose que les élèves ont sous les yeux l'article en question ainsi que le texte de la fable. Après s'être assuré que l'histoire des deux protagonistes est bien comprise, Sébastien pose les questions suivantes :

1- D'après l'article RAISON, n.f. (partie I), en quoi peut-on dire que l'agneau de la fable est un animal doué de raison ? Relevez l'ensemble des verbes ayant trait à la raison dans cette partie et employez-les dans une phrase.
2- L'agneau utilise des
arguments : cherchez dans le paragraphe I,3 le sens de ce mot puis relevez-y le champ lexical de l'argumentation. Que signifie invoquer des arguments selon vous ? Peut-on dire que le loup réfute ceux de l'agneau ? Pourquoi ?
3- Après avoir lu la partie I,4, vous direz pourquoi le discours de l'agneau peut être qualifié de
cohérent et chercherez dans la fable les marques de cette cohérence. Quels sont les antonymes de cohérence et cohérent ? Employez-les chacun dans une phrase.
4- Après avoir lu la partie II, vous direz comment il se fait qu'on puisse dire que l'agneau
a raison de se défendre mais que le loup finalement a raison de l'agneau (II, 1) ? Quel est le sens de ces expressions ?
5- D'après le paragraphe II,2, qu'est-ce qui permet d'affirmer que le loup
a tort ? Comment peut-on qualifier ses propos ?
6- Cherchez dans le paragraphe III,2 les synonymes de
raison et employez-les dans une phrase qui éclaire leur sens. Cherchez ensuite dans ce paragraphe la signification du premier vers de la fable.

La question 1 amène aux verbes DÉDUIRE, INDUIRE, CONCLURE, tirer une CONCLUSION, ARGUMENTER ; la question 2 ajoute DÉMONTRER, ÉTAYER une OPINION, la JUSTIFIER, PROUVER la vérité de ce qu'on dit grâce à des PREUVES qui soient vraiment PROBANTES. La question 3 nous amène à LOGIQUE, ILLOGIQUE, COHÉRENT, INCOHÉRENT et à l'ENCHAINEMENT des raisons invoquées. Les questions 4 et 5 permettent de réfléchir sur les locutions avoir raison et avoir TORT, dans des cas d'intérêt pratique et non purement intellectuels, et leur relation avec le réseau précédent. Enfin la question 6 fournit les mots MOTIF et MOBILE qui peuvent servir à expliquer le type d'argumentation développé par les deux personnages. Il est clair que l'agneau jouit d'une parfaite coïncidence entre la raison raisonnante et la bonne raison qu'il a de se défendre contre le loup, et de ne pas vouloir être mangé, tandis que le loup, souffrant de la faim, a une bonne raison de vouloir manger l'agneau, mais ne peut avancer, dans la discussion, que des arguments illogiques et incohérents.

Ce premier travail amène à proposer des exercices d'expression écrite dont le dernier, au-delà de l'anecdote induit même à un niveau très élémentaire, une certaine réflexion de nature juridico-philosophique :

1- Quelques jours plus tard, le loup se trouve face à un chasseur qui menace de le tuer : imaginez le dialogue entre les deux personnages et mettez en avant les arguments invoqués par le loup pour échapper à son sort.

2- Racontez une dispute entre vous et vos parents qui vous accusent d'une bêtise que vous n'avez pas commise : vous mettrez en place une argumentation solide en vue de vous disculper.

3- «La raison du plus fort est toujours la meilleure.» En vous appuyant sur des exemples, dites en quelques lignes dans quelle mesure selon vous ce proverbe dit vrai. Quel est alors le recours du plus faible ?

Les rares parties des programmes officiels qui traitent du vocabulaire conseillent de ne pas dissocier l'étude du vocabulaire de celle des textes. Cette leçon leur est donc parfaitement conforme. Son auteur a choisi un des articles du dictionnaire dans le droit fil d'un des aspects principaux de la fable : celui de l'argumentation. Il aurait pu, bien sûr, en choisir un autre et centrer son explication sur la cruauté ou sur le droit. Cette manière de faire explique un texte sous un certain angle, pas sous tous les angles possibles. L'élève pourra ainsi prendre conscience de la principale articulation de la polysémie du mot raison, son contenu pouvant être envisagé comme pur et simple mécanisme logique ou comme ce même mécanisme mis au service d'intérêts et de passions. Au terme de cette leçon, l'élève devrait avoir mis au point et posséder un vocabulaire qui non seulement lui permette de commenter très finement la fable en question mais encore qui puisse lui resservir en toutes sortes de circonstances. Et il aura mis en place des notions sur lesquelles, un jour, le professeur de philosophie n'aura pas de mal à embrayer.

Mais il est clair que certains articles se prêtent mieux que d'autres à être utilisés à propos de textes littéraires et que si on se limite à cette méthode, il y aura des laissés pour compte qui ne sont pas linguistiquement moins intéressants, et qu'on échouera à faire, dans le temps d'une scolarité le tour complet du vocabulaire usuel et utile que nous proposons. C'est pourquoi une seconde démarche ne me paraît pas moins importante que la première. Elle est illustrée par une leçon qui met en cause l'article DUR et l'article SOLIDE ET RÉSISTER. Il s'agit de faire comprendre que Tout A1 qualifié de DUR par A2 humain demande un EFFORT à A2 qui y est affronté ; que cet objet A1 peut être une matière ou un adversaire et que, selon les cas, A1 résiste à A2 ou A2 résiste à A1. Cette leçon suppose que seul le professeur a accès au DFU et que le travail est, au moins dans un premier temps essentiellement oral, invitant l'apprenant à mobiliser des connaissances qu'il a déjà de manière plus ou moins passive, de les affiner, et, à partir de ce qu'il connaît, de se familiariser avec des mots inconnus.

I. Emplois concrets

1. Donner des noms de choses A1 pouvant être qualifiées par les adjectifs dur, résistant, inusable, raide, rigide, malléable, mou, moelleux, tendre, souples, flexibles. Quels sont les noms abstraits (noms de qualités) correspondant à ces adjectifs ? Avec lesquels des noms de choses concrètes emploierez vous de préférence les verbes user, casser, briser, rompre, céder, enfoncer, plier, plisser, froisser, chiffonner ? Dur et solide sont-ils synonymes ? Quelles sont leurs relations de sens ? Que signifie la locution la résistance des matériaux ?

2. Trouver des contextes où dur est péjoratif et des contextes où dur est mélioratif. Trouvez-vous des emplois mélioratifs ou du moins non péjoratifs de mou ? Des emplois péjoratifs ou au moins non mélioratifs de souple, tendre, moelleux ? Flexible est-il soit péjoratif, soit mélioratif ?

3. Quels sont les verbes qui permettent de dire que quelque chose de mou, ou de liquide devient dur, que quelque chose de dur devient mou, ou liquide, ou pâteux ou se réduit en poussière ? Que quelque chose de raide devient souple ? Quels sont les verbes qui disent que A2 agit pour obtenir ce résultat ? De quels outils peut-il se servir pour cela ? Employer le verbe résister à propos de matériaux, par exemple dans une séance de bricolage.

4. Qu'est-ce qui est le plus dur ? du pain dur ? un œuf dur ? de la pierre tendre ? un métal malléable ? Qu'est-ce qui permet au corps humain d'être soit raide soit souple ? Employer le verbe fléchir et son dérivé flexion dans un contexte de mouvement.

II. Emplois soit concrets, soit abstraits

- Construire des phrases commençant par C'est dur de + infinitif
Qu'est-ce qui se passe en toi quand tu fais un
effort ? Que signifie être fort ? - Est-ce que c'est agréable de faire un effort ? Dans quels cas ?
Que veut-on dire quand on emploie des expressions comme
l'escalier est dur, cet enfant est dur, ce problème est dur ?

III. Emplois abstraits

- Reprendre les mots étudiés dans la partie I et essayer de voir s'ils sont compatibles avec un A1 humain. Imaginer des situations où ces divers adjectifs ou verbes s'emploient naturellement.

Envisager un contexte familial où chacun veut obtenir quelque chose des autres, plus ou moins difficilement, et en employant diverses stratégies. Que signifient les locutions avoir la tête dure ? avoir quelqu'un à l'usure ? des plaisanteries inusables ?

Une fois ce vocabulaire bien mis en place, on pourra proposer des exercices d'expression écrite : Sujets tirés de la pratique de divers métiers : ceux de la métallurgie - le ferronnier - le tailleur de pierre - Le sculpteur - Le potier, etc.

Un monument historique si solide qu'il a traversé les siècles.

Y a-t-il des moyens de résister à un ouragan, à un tremblement de terre ?

La résistance à l'oppression. Quelles qualités cela demande-t-il ?

À la guerre, l'attaqué résiste à l'attaquant. Comment ?

Je veux obtenir de mon père la permission de ... Comment est-ce que je m'y prends ?
Une personne rigide vit avec une personne souple ; leurs portraits contrastés et leurs relations.

On pourra aussi, à l'aide de ce vocabulaire, commenter des textes qui s'y prêtent particulièrement pour l'un ou l'autre de leurs aspects, comme Le chêne et le roseau de La Fontaine, Antigone, d'Anouilh ou de Sophocle, Horace, de Corneille, etc.

La question 1. permet de montrer l'étroite relation sémantique qui existe entre la catégorie verbe et la catégorie adjectif et de travailler les différences d'emplois entre parasynonymes, et la dérivation (nominalisations d'adjectifs). Dans la première partie, la question 2. permet de montrer qu'une même situation peut être qualifiée de façon péjorative ou méliorative au gré du locuteur selon le mot qu'il choisit d'employer. La question 3. permet de construire des verbes dérivés d'adjectifs et de manipuler les actants dont l'usage symbolisé par des A numérotés est une des principales originalités de notre dictionnaire, qui nous permet d'éviter au maximum le jargon des linguistes. La question 4 permet de montrer que la qualité exprimée par un adjectif n'est pas un absolu mais n'a de sens que rapportée à des objets comparables.

La partie II introduit le schéma syntaxique c'est dur pour A2 de faire A1 qui met l'accent sur la relation entre la notion de dureté et celle de force et d'effort. Elle permet de prendre conscience de la relation entre l'actant A1, concret ou abstrait, et l'actant humain A2 qui le prend pour objet de son action et qualifie de dur.

Enfin la partie III permet de travailler la métaphore de la dureté attribuée à des objets qui ne provoquent pas chez A2 des sensations mais des sentiments.

Tous les faits linguistiques ci-dessus : dérivation, jeu des parasynonymes, péjoration et mélioration, schémas syntaxiques, polysémies, métaphores, sont des objets d'étude hautement recommandés par les instructions officielles. Reste que dans son ensemble, la leçon en question risque de ne pas être acceptée sans réticences. Elle est d'une espèce non prévue dans ces instructions et risque d'être confondue à première vue avec une autre méthode dont elles parlent de façon assez restrictive. Je recopie par petits paragraphes le passage en question et je le commente au fur et à mesure.

« L'approche thématique du lexique, traditionnellement pratiquée reste envisageable : elle consiste à regrouper les mots d'un champ lexical autour d'un thème (la montagne, la ville, l'amitié, la colère) et parfois à les classer selon des formes d'organisation diverses (les variations d'intensité de la colère, par exemple, de la simple irritation à l'exaspération, de celle-ci à la fureur ou à la rage ; de même pour la peur, ou pour la lexicalisation des autres passions) »

Première remarque : Notre approche n'est pas thématique. Bien au contraire ! Elle ne part pas d'une réalité extra-linguistique pour en nommer les différents éléments. Elle part de l'analyse sémantique d'un mot de très haute fréquence auquel nous rattachons, par le biais des dérivations, des isotopies, des synonymies et des antonymies un nombre considérable de mots de moyenne fréquence. Notre questionnement n'est pas "Comment s'appelle telle chose ? Quelle étiquette lui coller?" mais "De quelles choses puis-je parler avec cette machine sémantique plurifonctionnelle qu'est un mot polysémique?" Notre démarche n'est pas encyclopédique, elle est linguistique, et il y a fort à parier qu'une méthode d'enseignement par "thèmes" n'aurait pas songé à choisir un "thème de la dureté".

« Ce travail, toutefois, pour être bénéfique, doit être mené en relation avec la lecture et l'observation des textes, lorsqu'on y explore un champ sémantique. Il passe alors par une activité de recherche qui amène à effectuer des relevés, à établir des réseaux (isotopies) et à les analyser. »

Je conteste ce principe. Jamais un texte ne fournit un réseau sémantique complet et organisé. Si l'on s'en était tenu, dans le Loup et l'Agneau, aux mots employés par La Fontaine, on n'aurait pu relever, en fait de mots relatifs à la raison que donc, par conséquent, comment et si. De plus, les exemples fournis par un texte littéraire sont souvent subtils, n'utilisant que des mots relativement rares et ne permettent pas d'accéder directement aux faits sémantiques fondamentaux. Enfin, les mots d'un texte ne sont, comme il est normal, employés que dans une seule de leurs acceptions, ce qui rend impossible ou artificielle l'étude des polysémies. J'insiste pour qu'un réseau sémantique soit étudié pour lui-même, en relation ou non avec un texte, mais sans qu'on se rende esclave du texte. Ceci dit, une étude de réseau lexical peut conduire à chercher des exemples dans des textes étudiés par ailleurs. Il est certain que dans le Chêne et le Roseau (encore La Fontaine), l'un des deux personnages est dur et solide et l'autre souple, mais que le plus résistant des deux n'est pas celui qu'on pense. La littérature fournit des exemples de personnages rigides : Horace, Antigone, etc. Tout cela peut être cité à l'occasion.

« Il conduit ensuite à des formes de réemploi immédiates ou différées (suivant en cela une démarche inductive) c'est à dire à des productions écrites ou orales s'intégrant à la séquence.»

Entièrement d'accord ! Toutes nos leçons commencent par des dialogues entre professeur et élève et se terminent par des propositions d'expression écrite.

« Cette approche thématique du lexique paraît en revanche très contestable lorsque, coupée de toute réalisation textuelle, et rapportée aux seuls univers d'expérience, elle entraine l'élaboration de simples listes de mots à mémoriser en dehors de tout contexte. La signification lexicale est une signification contextuelle.»

Je conteste ! Ce n'est pas parce qu'elle est "rapportée aux seuls univers d'expérience" qu'elle entraine l'élaboration de simples listes de mots. C'est parce que les gens qui la pratiquent manquent d'imagination. Notre approche non thématique, mais sans référence à un texte littéraire particulier, nous permet de forger des contextes simples et clairs en nombre suffisant pour rendre compte des polysémies et des emplois particuliers à chaque mot étudié.

« seule l'extension du contexte permet de lever bien souvent les ambigüités et de réduire la polysémie, aussi bien en situation de réception (lecture ou écoute) que de production écrite. L'analyse lexicale ne peut donc rester centrée sur le mot isolé. »

C'est bien évident, et c'est pourquoi nous fournissons d'abondants contextes.

« L'apprentissage thématique du lexique pose dans tous les cas le problème du choix. (Quels thèmes étudier prioritairement ?) et de la cohérence (Comment passer d'un thème à l'autre ? Quels transferts possibles chez l'élève ?) Il est donc impossible d'en rester à l'étude d'ensembles thématiques successifs. »

On pourrait en dire autant de nos réseaux. À cela, je peux répondre que 442 n'est pas un nombre astronomique et qu'on pourrait très bien envisager, comme dans d'autres matières, un programme et une progression. Et que le passage d'un thème à l'autre est extrêmement facilité par tout un système de renvois, particulièrement souple pour les utilisateurs du cédérom. Ainsi, de l'article RAISON, on est renvoyé à ANALYSER, EXPLIQUER, CAUSE, EFFET, CONSÉQUENCE, RAPPORT, etc. De l'article DUR, on est renvoyé à APPUYER, RÉSISTER, EFFORT, ENFONCER, DÉFORMER, DIFFICILE, etc. Il ne serait pas impossible de constituer quelques réseaux de réseaux et de les attribuer à telle ou telle classe.

Proposons maintenant un troisième type de leçon qui ne peut être pratiqué qu'occasionnellement, en classe, avec des élèves qui auraient le dictionnaire entre les mains ou qui auraient la chance de bénéficier d'un cédérom en réseau, ou bien qui pourrait faire l'objet d'une recherche aboutissant à un exposé, menée par un petit groupe d'élèves qui auraient à leur disposition non seulement le DFU, mais le Dictionnaire Étymologique du français de Jacqueline Picoche, le Petit Robert, et le Dictionnaire Historique de la langue française d'Alain Rey. Nous l'avons appelé "Une grappe de mots autour d'une difficulté." En effet, selon les statistiques d'Étienne Brunet, parmi les 15000 mots que signale l'index du DFU, 613, qui servent d'entrée à nos articles, sont des "hyperfréquents" : ils dépassent la fréquence 7000 dans le corpus du Trésor de la Langue Française, et, augmentés de quelques 150 mots grammaticaux, couvrent 90% de ce corpus. Environ 5800, de fréquence supérieure à 500, couvrent 8% du même corpus. Restent environ 8500 vocables sélectionnés parmi les 60000, sans fréquence significative, qui couvrent 2% du corpus. Certains d'entre eux sont relativement rares et peuvent être ignorés ou mal interprétés par un apprenant en tous cas incapable, au départ, de les utiliser.

Nous avons traité ainsi AUTHENTIQUE, COLLATÉRAL, ATYPIQUE, S'INGÉRER, TRANSCENDANT et LAXISTE. Nous ne voulons pas en donner une sèche définition, dont les termes abstraits risqueraient de déconcerter davantage l'apprenant, mais de faire vivre ces mots grâce à des contextes variés suggérant des situations d'emploi particulières et rendant sensibles les niveaux de langue. Nous allons donner ci-dessous une idée de la marche à suivre.

Ci-dessous un dialogue théorique enseignant (en romain) - enseigné (en italiques) concernant le mot TRANSCENDANT, trouvé dans un contexte relatif à la musique, qui nous donne l'occasion d'un bon exercice de morphologie lexicale :

« Cherchez TRANSCENDANT dans l'index Il y est en compagnie de TRANSCENDER avec un renvoi à HAUT ET BAS et à DIEU. Dans ces deux articles, nous apprenons que les monothéistes pensent que Dieu est transcendant parce qu'il est "au-dessus" de sa création qu'il transcende. Mais nous ne trouvons pas les autres emplois de ce mot, notamment celui qui nous occupe. Cherchons donc autrement. Voyez-vous dans cet index d'autres mots, en particulier d'autres verbes commençant par ce préfixe TRANS- ? Oui, beaucoup ! Relevez ceux qui se composent de trans- + un mot que vous connaissez. Transatlantique, transalpin, transporter, transmettre, transfigurer, transformer etc. - D'après le sens de ces mots, que signifie le préfixe TRANS ? Il signifie qu'on va au-delà de quelque chose, qu'on passe à autre chose. Le verbe TRANSCENDER fait partie des composés de trans- + une base que vous ne connaissez pas (ex. transiter, transfuser, transgresser...)

Allez maintenant dans le moteur de recherche et inscrivez dans le rectangle *scend* Quelle est la réponse ? Renvoi à 62 articles ! Parmi ces 62, voyez-vous un titre d'article où apparaît la base scend ? Oui, MONTER ET DESCENDRE

Nous nous contenterons de celui-là. Inutile d'ouvrir les autres. Le professeur fait repérer, dès la première ligne de l'article, la base savante -ASCENS- écrite en caractères gras et explique (éventuellement à l'aide du Dictionnaire étymologique de J. Picoche) que - SCENS- est une variante de - SCEND. Il fait trouver 1. l'ASCENSEUR et l'ASCENSION et 2. DESCENDRE d'un ancêtre, REMONTER jusqu'à cet ancêtre, ce qui conduit à ouvrir FAMILLE où se trouvent les ASCENDANTS et les DESCENDANTS.

Donc que signifie cette base SCEND ? Elle signifie MONTER et DESCENDRE - Oui, mais vous remarquerez qu'il n'existe pas de *DESCENSEUR ni de *DESCENSION. L'idée dominante est celle de MONTER, celle de DESCENDRE est secondaire, construite par opposition. Et l'article HAUT ET BAS, partie IV, ouvert tout à l'heure, vous explique pourquoi le haut symbolise le bien et le bas le mal. Vous voyez que rien qu'en analysant comment est formé ce mot savant, on peut comprendre que son sens est "Passer plus haut, en montant". Mais seulement au sens figuré. Vous ne pouvez pas dire que vous *transcendez le 3e étage de votre immeuble en passant au quatrième. Mais, en parlant d'un virtuose, vous pouvez dire qu'il est transcendant parce qu'il joue beaucoup mieux que n'importe quel autre interprète, d'une manière extraordinaire, que son jeu a quelque chose de divin. L'adjectif transcendant a encore d'autres emplois. On pourra en faire une moisson complète dans les deux dictionnaires Robert.

L'étude de AUTHENTIQUE, concurrent spécialisé de VRAI, nous emmène, par le biais des exemples du DFU, dans un magasin d'antiquités, dans une étude de notaire, devant un tribunal, et fait surgir les personnages de l'EXPERT et du FAUSSAIRE. Elle nous fait réfléchir sur le fait que non seulement une proposition peut être dite vraie mais aussi une objet concret, selon qu'il est conforme ou non à ce qu'on dit de lui, et que c'est dans ce cas, important, pouvant avoir des conséquences juridiques et financières, qu'intervient le synonyme authentique.

Passons au cas de LAXISTE. L'index nous dirige vers trois articles : LAISSER, MORAL, et PEINE, où nous trouvons des renvois à PERMETTRE et à EMPECHER. Les exemples de laxiste figurant dans ces cinq articles nous permettent déjà de caractériser le A1 humain laxiste à l'égard d'un certain type de A2 humain, comme une relation de supérieur à subordonné, le premier n'usant pas de son autorité à l'égard du second comme il pourrait et même devrait le faire.

On utilise ensuite le moteur de recherche (ou plus simplement le dictionnaire étymologique de J. Picoche) pour trouver d'autres mots français formés sur la base LAX- évidemment savante, calquée sur l'étymon de LAISSER (LAXATIF, RELAXER, RELAXE, RELAXATION) et on constate que cette base savante a un équivalent populaire : LACH-, ce qui permet de gloser sur les relations entre le laxisme, la LACHETÉ, le RELACHEMENT.

Le Petit Robert nous révèle que laxisme et laxiste ne sont apparus qu'au XXe s. (respectivement 1912 et 1914). Comment disait-on ça autrefois ? COULANT ? FACILE ? MOU ? INDULGENT ? En langage familier, (une bonne) POIRE ? Mais au XXe s. on parle des choses de façon objective, sans connotation morale ni jugement de valeur, donc il faut des mots intellectuels, savants et neutres.

Grâce au Dictionnaire historique d'Alain Rey, on apprend que ces deux néologismes sont nés en contexte théologique pour désigner des doctrines préconisant une TOLÉRANCE excessive, et se sont répandus (il ne dit pas par quels canaux) dans le langage courant. Dès le collège on peut introduire quelques réflexions sur ce qui est tolérable ou intolérable. Où s'arrête la tolérance et où commence le laxisme ? Selon le point de vue du locuteur, une même attitude ne peut-elle pas être qualifiée de tolérante ou de laxiste ? Et qui sait si, plus tard, l'apprenant, se souvenant de cette modeste leçon, n'aura pas l'idée d'entreprendre une thèse qui s'intitulerait "LAXISME ET TOLÉRANCE" dans un corpus de textes du XXe s." ?

Nous ne prétendons pas avoir le monopole des approches, mais nous pensons que nos réseaux en intègrent déjà un nombre considérable et qu'aucune autre, prise isolément, ne "structurera" davantage et de façon plus naturelle le lexique. Les structures auxquelles nous aboutissons, sans être les seules possibles, car on peut privilégier, dans un réseau, une organisation ou une autre, font partie des structures mêmes de la pensée telle qu'elle se trouve préformée par la langue française. En donnant, dans l'apprentissage de la langue, une place essentielle au vocabulaire, selon une méthode fondamentalement linguistique, on enseigne non seulement à parler, mais à se penser soi-même, et à se situer dans le monde, et à s'intégrer à la société qui a, au cours des siècles, élaboré cette langue.

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