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LE SENS FIGURE

Jacqueline Picoche

- 2016 -

 

 

La formation des polysémies s’explique en grande partie par deux mécanismes linguistiques appelés traditionnellement figures de rhétorique : la métaphore et la métonymie. L’auteur espère que les utilisateurs prendront plaisir à cette présentation un peu fantaisiste.

Une dixième muse, POLYSÉMIE, et trois nouvelles grâces, MÉTAPHORE, MÉTONYMIE et HOMONYMIE s’expriment sur ce sujet important.

Il est normal, n’est-ce pas, que des divinités, filles de Zeus, portent des noms grecs. POLYSÉMIE parle la première et interpelle les lecteurs de ce livre.

 

DISCOURS DE POLYSÉMIE

̶ Vous en connaissez beaucoup, vous, des mots qui collent à une seule chose comme des étiquettes à une marchandise ? Moi, je n’en connais guère. Dans certaines terminologies, admettons. Les noms de végétaux sont souvent si bizarres et si difficiles à retenir qu’on ne va pas s’amuser à jouer avec : Rhododrendron, Aspidistra, c’est poétique ? Vous en feriez des symboles ? Non, ces noms-là resteront monosémiques. Et si vous ne les connaissez pas, à moins d’être jardinier au Jardin des Plantes, vous vous en passerez fort bien. Ils ne feront pas partie du petit trésor de … combien ? 10.000 ? 15.000 mots ? dont vous avez besoin pour vous exprimer couramment en français. Victor Hugo en a utilisé, dans ses œuvres, un peu plus de 20.000. Mais vous n’êtes pas Victor Hugo… Nombre de romanciers modernes ne dépassent pas une moyenne de 10.000 mots. Ne soyons pas mesquins, mettons 15.000, à peu près un quart du Petit Robert. C’est beaucoup ? Non, c’est très peu si vous considérez qu’avec ces 15.000 mots vous pouvez parler d’une infinité de choses. Ce ne serait pas possible si ces mots n’étaient pas d’une grande souplesse et capables de s’adapter à toutes sortes de situations. Il faut bien qu’ils aient plusieurs sens, qu’ils soient "polysémiques" pour être usuels. Regardez un peu tout ce que vous pouvez dire avec un simple verbe comme Devoir : vous pouvez parler d’une dette d’argent et de votre obligation de la rembourser dans un certain avenir ou d’une obligation quelconque, qui est pour vous un devoir, (les écoliers en font, des devoirs) ou de la dette de reconnaissance que vous devez à un bienfaiteur, ou d’un simple rapport de cause à effet quand une épidémie est due à une mauvaise hygiène, ou de la simple probabilité d’un évènement quelconque. C’est une merveilleuse machine sémantique multifonctions.

Donc, nous n’avons pas besoin de nous encombrer d’un vocabulaire trop riche. Une honnête aisance nous suffit et ne nous empêche pas d’être généreux. Ainsi, nous ne manquons pas de cas où plusieurs mots peuvent désigner la même chose. La grosse Julie promène Médor. C’est le nom qu’elle a donné à son cher petit toutou, un Tekel, un chien minuscule que je peux qualifier de cabot si je n’aime pas cet animal de compagnie. Médor peut occuper diverses places dans une série de noms plus ou moins vagues ou précis dominée par le mot animal et je peux le présenter de façon amicale ou hostile, méliorative ou péjorative, selon que je l’appelle un toutou ou un cabot sans avoir besoin de le qualifier par un adjectif. De même dans un supermarché, les rayons sont distingués les uns des autres par des mots généraux, classificateurs il y a le coin de la boucherie où vous trouverez des biftecks, des côtelettes, des gigots, celui de la crèmerie avec le beurre, les yaourts, le fromage et les diverses sortes de fromages, la fruiterie où vous trouverez des fruits et des légumes, des pommes, des poires et des agrumes, mot savant qui inclut pamplemousses, mandarines, clémentines et,bien sûr, les oranges, elles-mêmes de diverses espèces.

En dehors de ces possibilités classificatrices du vocabulaire, vous avez ce qu’on appelle des synonymes, qui, sans souci de classification, parlent de la même chose. Ou pour mieux dire des "parasynonymes" car, ils n’en parlent jamais tout à fait de la même façon. Pensez à tous les mots qu’on peut utiliser pour parler finances. Quelqu’un vous donne ce qu’il vous doit en échange d’un travail. Est-ce votre paye, votre salaire, votre traitement, votre solde, vos émoluments, vos honoraires, le règlement de votre facture ? et vous, vous le recevez, vous l’encaissez, vous le touchez ? vous palpez cet argent, ces espèces, ce numéraire, ces sous, ces picaillons, ce fric ? Vous sentez bien que tous ces synonymes ne s’emploient pas de la même façon. Pour trouver "le mot juste" il faut tenir compte des circonstances et de la qualité de l’interlocuteur.

Tant de possibilités, tant de souplesse n’existeraient pas sans moi, la Muse Polysémie, qui passe la parole aux deux premières des trois Grâces, deux jolies "figures de rhétorique", qui vont vous expliquer les conditions de ma naissance.

 

DISCOURS DE MÉTAPHORE

̶ ̶ C’est bien simple, je compare, je désencombre, j’allège. Je fais d’un sens l’ "image" de l’autre. Prenons le tout petit exemple du mot feuille. Les botanistes vont vous raconter des histoires de chlorophylle, vous expliquer qu’elles absorbent du CO2, que c’est le carbone emmagasiné dans leur structure qui les rend utilisables pour l’alimentation humaine et animale. Je laisse tomber tout ça. Je ne retiens qu’une seule chose : les feuilles sont minces et plates et, par comparaison, je me permettrai d’appeler "feuilles" des objets minces et plats faits de métal (des feuilles de tôle, de la feuille d’or) ou, plus couramment de papier, ou même de pâte, puisqu’on fait de la pâte feuilletée et des gâteaux mille feuilles.

Un autre exemple, le verbe marcher. Vous croyez qu’on a besoin de penser à deux pieds en mouvement sur de la terre ferme pour l’utiliser ? Pas du tout ! Je n’ai besoin que d’un rythme à deux temps bien régulier, une, deux, une, deux ! et qui n’est pas près de s’arrêter, pour faire de marcher un synonyme de "fonctionner" et l’appliquer non seulement à des machines, mais à quelque chose d’aussi abstrait que "les affaires". Et là, je ne vous ai donné que deux exemples simples où je n’utilise qu’un seul caractère de ce qu’on appelle le "sens propre" d’un mot concret que je tire vers l’abstrait. Mais je peux aussi en utiliser deux ou plusieurs.

Vous savez ce que c’est qu’un créneau en haut d’un château fort : un système de défense composé d’une maçonnerie faisant alterner des pans de murs, bien pleins, avec des vides de même dimension. L’assiégé s’abrite derrière le pan de mur, tout en utilisant le vide pour actionner une arme et lancer un projectile sur l’assiégeant. Je vais utiliser l’idée de défense en créant la locution monter au créneau. Le député D. est monté au créneau pour défendre son projet de loi. Or, il n’y a pas de créneaux de maçonnerie au Palais Bourbon. Mais il arrive que la discussion entre défenseurs et attaquants du projet de loi soit chaude. J’utiliserai davantage l’image mentale d’un vide entre deux pleins. Quand vous trouvez une place entre deux voitures en stationnement, vous faites un créneau pour y garer votre propre voiture. Et, plus abstrait encore, quand vous demandez un rendez-vous chez le médecin, la secrétaire, consultant un agenda déjà bien rempli vous dit qu’elle a un créneau tel jour à telle heure.

Amusons-nous un peu! Vous allez voir tout ce que j’ai pu tirer du nom de ce brave petit palmipède aquatique appelé canard : ses plumes me permettent de créer un nom de couleur, le bleu canard et de dire que les reproches glissent sur Jeannot comme l’eau sur les plumes d’un canard. Assurément il se déplace plus élégamment sur l’eau que sur terre, et je me moque de la vieille Ursule qui marche comme un canard. Ses plongeons rapides dans l’eau me permettent de m’offrir au dessert, après le café, un petit canard en trempant rapidement un morceau de sucre dans de l’eau de vie. Et puis surtout, il fait coincoin, un cri nasillard bien inférieur au chant du rossignol. Quand le clarinettiste fait une fausse note, c’est un canard, et un méchant journal avide de cancanner des mauvaises nouvelles, c’est aussi un canard. Et ne dit-on pas qu’il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages ? C’est pourtant vrai que le canard de la mare aux canards a des cousins sauvages qui passent dans le ciel en plein hiver, quand il fait un froid de canard, et que des chasseurs cachés dans des huttes les canardent à coups de fusil comme des terroristes canardent leurs victimes à coups de kalachnikov, pour se régaler d’un canard sauvage, un colvert aux pommes ou aux petits pois.

Mais trêve de (mauvaises) plaisanteries. Si je dis que Jeannot, qui vient de décrocher son bac-sciences a encore un long chemin à parcourir avant d’entrer à Polytechnique, je fais du temps l’image de l’espace, une de ces métaphores fondamentales qui structurent votre "vision du monde"

 

DISCOURS DE MÉTONYMIE

̶ Tu as fini, Métaphore ? Je vais pouvoir placer quelques mots ? Je t’envie, tu sais. Les poètes te courtisent, ils n’arrêtent pas, à ton exemple, d’inventer des comparaisons originales, pas toujours intelligibles il est vrai. Ce n’est qu’à ton propos qu’on parle de "sens figuré", comme si je n’étais pas, moi aussi, une "figure de rhétorique". Tu as l’air d’une princesse et moi d’une souillon. Je suis si banale ! On s’aperçoit à peine de mon travail. Le crémier qui vous vend du cantal, Messieurs et Mesdames nos lecteurs, il ne se doute pas qu’il fait une figure de rhétorique en nommant son fromage par son lieu d’origine. Pas plus que le guide qui vous dit qu’il y a un Rubens dans son musée, au lieu de dire un tableau jadis peint par Rubens. Quand un journaliste dit que le Vatican ou la Maison Blanche ont réagi à tel ou tel évènement, c’est, j’en conviens, un peu plus pittoresque que de dire le Pape ou le Président des Etats-Unis, et puis ça implique que ces grands personnages, qui habitent ces lieux prestigieux, ne sont pas seuls, qu’il faut compter aussi avec leur entourage. On parlait autrefois, en politique, de l’alliance du trône et de l'autel, du sabre et du goupillon. Et quand quelqu’un évoque la vieille dame du quai Conti pour dire l’Académie Française, on esquisse un pâle sourire, à cette plaisanterie usée.

Vous-mêmes, quand vous dites nous avons bu une bouteille de Beaujolais vous ne vous doutez pas que vous avez enchainé deux figures de rhétorique. Eh ! oui, 1. une bouteille pour le contenu d’une bouteille et 2. Beaujolais pour vin d’appellation contrôlée, provenant de la province française voisine de Lyon appelée Beaujolais. Autre exemple : dans un orchestre, il y a les cordes , les bois et les cuivres, mots qui désignent 1. Des instruments à cordes ou faits de bois ou de cuivre 2. Les messieurs et les dames qui jouent de ces instruments, notamment, parmi les violons, le Premier Violon qui, dans la hiérarchie orchestrale, succède immédiatement au chef d’orchestre et donne le la à tous ses collègues.

Je suis une spécialiste de ce genre d’enchainements et j’en fais parfois de fort longs.

Passons de la bouteille au verre. Demandons au Grand Dictionnaire informatisé appelé Trésor de la Lange Française ce que signifie le mot verre ? 1. Substance solide, transparente et cassante, obtenue par la fusion d'un sable siliceux avec du carbonate de sodium ou de potassium. 2. Plaque, lame, morceau, objet de verre, destiné à fermer un espace tout en laissant passer la lumière ou à protéger quelque chose. 3. Récipient pour boire, en verre 4. Par analogie, récipient pour boire fabriqué avec une autre matière. 5. Contenu de ce récipient, soit environ 25 cl pour un verre à eau.

Le rapport de sens entre "25 centilitres" et "substance transparente siliceuse" est-il aussi clair que celui qui existe entre la feuille de papier et la feuille d’arbre ? Non. Même chose pour argent. Le rapport est il clair entre le métal de vos plus belles cuillers et fourchettes, et ce qui s’inscrit sur un ticket de caisse après usage de votre carte de crédit ? Non. Vous sentez bien que je travaille pour ma petite sœur, Homonymie, qui va me concéder que pour ces deux exemples, il n’est pas trop difficile de reconstituer mentalement le parcours historique à l’origine de ces éloignements, mais qui va me disputer le cas de carte. Eh ! oui, à l’origine, le mot carte désignait – et désigne encore dans un sens technique – un carton léger, et par conséquent tout ce qu’on pouvait fabriquer avec ce carton léger en y imprimant diverses choses. Mais au cours du temps on y a imprimé tant de choses extrêmement différentes, et on a substitué au matériau carte tant d’autres matériaux qu’aujourd’hui, bien malin celui qui me dirait – sans remonter savamment au "sens premier" et à l’histoire du mot – quel rapport de sens il y a entre la carte du restaurant, une carte de géographie, une carte d’identité et le jeu de cartes qui a développé, à part des autres, une grande richesse de métaphores concernant la destinée humaine. Si tu avais à faire un dictionnaire, comment traiterais-tu le mot carte, Homonymie ?

 

DISCOURS D’HOMONYMIE

̶ ̶ Moi, les cartes je les brouille. On m’a qualifiée d’ "accident du langage". Je relève le gant ! Si le langage n’était pas un peu "accidenté", il serait un peu ennuyeux. On ne pourrait pas faire de jeux de mots. Le temps est mon allié. D’un mot unique, à l’origine bien solide, j’en fais deux ou trois qui s’ignorent, comme des cousins qui ne se voient plus jamais et qui finissent par oublier leur lien de parenté. C’est le cas de carte. Si j’avais à faire un dictionnaire usuel, j’en ferais bien quatre articles : Un pour la carte à jouer, un pour la carte de géographie, un pour la carte du restaurant, et un quatrième qui rassemblerait tous ces petits documents plus ou moins administratifs (carte d’identité, carte de crédit, de séjour etc.) appelés aussi "papiers", de taille à être rassemblés dans un porte-cartes ou un portefeuille, et je laisserais au dictionnaire étymologique le soin de faire leur généalogie.

Mais il m’arrive aussi de m’emparer de deux ou trois mots à l’origine bien différents de son et de sens et, avec ma complice, la Phonétique Historique, d’arriver, en quelques siècles à leur donner le même son, sans toucher à leur sens, à en faire des "homophones". Exemple : le mot latin mare a donné mer, le mot latin mater a donné mère, le mot latin major a donné maire. En voici quelques autres : vers, vert, ver, verre, et vair (d’où la discussion sur le matériau de la pantoufle de Cendrillon) - sain, saint, seinseing et ceint - sang, cent, sans, sent, sot, saut, sceau, seau,   Il arrive même parfois que les homophones soient aussi des "homographes" écrits de la même façon, ainsi le à coudre (en latin digitale ) et le à jouer (datum). Les homonymes mettent un peu de piquant dans le langage, fournissent parfois aux poètes des rimes amusantes, et permettraient, par exemple, d’adresser un aimable jeu de mots à Madame le maire en lui disant qu’elle est vraiment la mère de sa commune ».

 

POLYSÉMIE REPREND LA PAROLE POUR CONCLURE

̶ ̶  Je te remercie, Homonymie, d’avoir montré que tu ne cultives pas uniquement les farces et attrapes, que tu n’es pas seulement une plaisantine taquine, que tu sais aussi te montrer raisonnable lexicographe et faire des jeux de mots de bonne compagnie. Je remercie aussi Métaphore et Métonymie d’avoir déployé devant vous le grand éventail des possibilités de la "lexicologie" et, puisque nous sommes en Grèce, qu’il fait chaud et qu’on commence à étouffer, dans cette salle de conférences, je vous quitte en m’éventant de mon propre éventail bien concret, nullement métaphorique.