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Analyse lexicale et perception de la réalité

dans Cahiers de Praxématique (université de Montpellier), n° 21 - 1992 - pp. 37 à 52

 

 

Cet article voudrait être une récapitulation de quelques uns des travaux que, depuis de longues années, je consacre à la représentation donnée par le lexique français de l'univers extra-linguistique, et notamment du psychisme humain (v. bibliographie). Quand j'ai entrepris, dans les années 60 une thèse sur le vocabulaire psychologique dans les Chroniques de Froissart, c'était avec le secret espoir que les mots seraient la clé qui me permettrait de pénétrer dans l'univers mental, pour moi passablement mystérieux, de l'homme médiéval. Espoir déçu pour deux raisons : l'auteur choisi n'était pas suffisamment archaïque, et la méthode utilisée, celle des "champs génériques" et de l'analyse sémique, conduisait à une description du référent plutôt que du signifié. Les petits paradigmes de mots substituables les uns aux autres dans un certain type de contextes, que je m'appliquais à constituer, et les oppositions que je parvenais à déceler entre eux, m'apprenaient seulement que les acteurs de la guerre de Cent Ans étaient des êtres humains, agités des mêmes passions que nous, capables du même genre de raisonnements et de calculs, sans rien en eux qui puisse être spécifiquement dit "médiéval". Ou pour mieux dire, ce qu'il pouvait y avoir de "médiéval" dans leur manière de vivre l'amour et la guerre semblait être dans le récit, pas dans les mots. Affaire de discours, pas de langue, structure superficielle mobile sur une structure profonde stable… Et pourtant, en cinq siècles, presque tout l'outillage lexical avait bougé peu ou prou. Presque pas une phrase, dans cette prose, encore fort intelligible, qui puisse être réutilisée telle quelle en français d'aujourd'hui. Le mur de l'impasse auquel je me heurtais était celui-ci : le référent n'a pas changé. Les mots n'ont-ils vraiment changé sans autre raison que l'usure ou la mode, comme de vieux vêtements qu'on rafistole ou qu'on remplace ? Simple aveu d'impuissance, qu'une réponse positive… Et d'ailleurs, y a-t-il des modes in-signifiantes ?

Quelques discussions passionnées avec André Eskénazi qui, à l'époque, n'était pas encore professeur à Paris X, m'ont permis de rebrousser chemin et de retrouver une voie libre, ou, autrement dit, ont été le levain qui a fait monter ma pâte, et m'ont donné le plaisir de produire des analyses auxquelles j'ai trouvé meilleur goût : Il fallait renoncer à une méthode qui ne considérait les mots qu'en discours, ne prenait en compte, en les isolant, que des effets de sens, et présentait de façon discontinue ce qui ne s'expliquait que dans la continuité. Il fallait faire la collecte de la totalité des effets de sens dont un mot était capable et chercher le mécanisme qui permettait à la machine de fonctionner. Bref, centrer l'étude du lexique sur les polysémies, et les polysémies en synchronie.

Or, à l'époque, les dictionnaires à la mode, comme le DFC et le Lexis, étaient systématiquement disjoncteurs, réduisant les polysèmes à des séries de mots monosémiques. Les linguistes dans le vent, par leurs méthodes d'analyse, syntaxique ou dérivationnelle, occultaient ou marginalisaient le phénomène de la polysémie malgré sa haute fréquence, et le rejetaient avec mépris dans les ténèbres de la diachronie.

Pour le traiter, il existait pourtant un outil qui n'avait jamais servi à cela, mais qui s'est révélé tout à fait utilisable au moins dans une bonne moitié des cas : le cinétisme guillaumien, signifié de puissance dynamique et continu, phénomène de langue normalement inconscient, interruptible par des saisies productrices d'effets de sens en discours, qui s'organisent selon une chronologie de raison, les plus riches en sèmes (dites plénières) présupposant dans leur sémème les plus pauvres (dites subduites).

Un mot monosémique peut bien entrer dans une taxinomie servant à catégoriser le réel, au terme d'un travail plus ou moins scientifique ; c'est un instrument de classement ; son signifié de puissance et son signifié d'effet se confondent et se confondent avec les traits saillants du référent. A ce niveau, toute langue est traduisible en une autre langue, sans autre problème que celui des types de connaissances et de cultures qui peuvent rendre nécessaires certaines périphrases ou certains enrichissements lexicaux.

Tandis que le signifié de puissance d'un mot polysémique, au-delà de ses divers signifiés d'effet, qui peuvent être traités isolément comme des mots monosémiques, est une machine à balayer de grands secteurs du réel, par un dynamisme psychique original fonctionnant de façon continue. Il permet donc une comparaison entre ses divers signifiés d'effet, et aussi des comparaisons de polysème à polysème. En effet, c'est essentiellement par voie comparative qu'on perçoit que le lexique n'est pas un simple inventaire, dûment étiqueté, des réalités extra-linguistiques, mais une interprétation de cette réalité. Sont tout spécialement révélatrices les comparaisons de parasynonymes, pris en compte dans la totalité de leur polysémie, que ce soit en synchronie d'une langue à une autre, en synchronie à l'intérieur d'une langue, ou selon une diachronie qui décompose et recompose les constructions conceptuelles par lesquelles l'esprit humain appréhende l'univers, comme les figures d'un kaléidoscope. Par ce moyen privilégié se révèlent les spécificités de chaque langue et leur "vision du monde" implicite.

Nous ne nous étendrons pas ici sur la méthode, longuement exposée ailleurs , par laquelle on peut établir l'hypothèse d'un signifié de puissance et ferons un simple inventaire des conclusions auxquelles nous ont amenée certaines des comparaisons suggérées ci-dessus.

I. COMPARAISONS EN SYNCHRONIE

I. 1. Comparaison entre les différentes acceptions d'un mot

1. a. l'exemple de marcher : le problème est de comprendre comment, sous le même signifiant, peuvent coexister des sens aussi différents que 1) /se déplacer en mettant un pied devant l'autre/ Jean marche dans la rue - 2) /fonctionner/ ma montre marche - 3) /produire l'effet souhaité/ les affaires de Jean marchent - 4) / croire naïvement, acquiescer/ Luc fait à Jean une proposition malhonnête, lui dit des mensonges et Jean marche - et de rendre compte de l'intuition qu'il existe une unité de tout cela.

La solution est de prendre en considération dès l'acception n° 1 la modalité d'action propre au verbe marcher , qui est une "activité", et non un "état", ni un "achèvement", ni un "accomplissement", et qui montre le processus verbal dans la progressivité de son déroulement.

Les sens 2 et 3 montrent que cette modalité d'action est interprétée en français comme /régulière/ /normale/ /satisfaisante/ : la machine qui marche ne connaît pas d'a-coups dans son fonctionnement; elle répond exactement au projet de son concepteur; le travail, les affaires de Jean, sont un ensemble de données qu'il a conçues pour jouer chacune leur rôle en vue d'une fin donnée, quelque chose de tout à fait comparable à la machine ci-dessus. Enfin, en 4 (familier, d'origine argotique), Jean n'est, dans l'esprit de Luc, que l'élément principal d'une "machination" dont il sera la victime inconsciente ou le complice consentant, pour la plus grande satisfaction de son concepteur.

1. b. l'exemple de devoir : Le problème est ici de comprendre s'il y a un passage de la dette d'argent à l'obligation en général, à la causalité, à la nécessité, à la simple probabilité d'un évènement futur, et finalement à la probabilité d'un évènement présent ou passé - ou s'il faut prendre carrément le parti de l'homonymie, ce que font de nombreux linguistes qui isolent les emplois dits "modaux" de ceux qui, exprimant une obligation de nature contractuelle, financière ou non, leur semblent sémantiquement assez chargés pour être tenus pour "lexicaux".

En fait, il nous semble qu'une analyse sémantique complète d'une phrase comme Jean doit 2000 F. à Luc en échange du studio qu'il lui a loué comporte tous les ingrédients nécessaires pour expliquer les autres acceptions, sémantiquement moins riches : l'existence de deux sujets, celui qui doit (actant n°1) , et celui à qui (actant n°2) quelque chose (actant n°3) esten échange d'autre chose (actant n°4, dont l'expression est toujours facultative en surface) ; un moment T1 où ces deux personnages s'obligent l'un envers l'autre ; un moment T3 où il est prévu que leur /obligation/ prendra fin ; un temps intermédiaire T2 à chaque instant duquel on peut dire que Jean doit quelque chose à Luc. Ce schéma inclut une relation de /cause/ à /effet/ entre ce qui se passe en T1 et ce qui se passe en T3, d'où la /nécessité/ qu'il y ait un T1 pour qu'il y ait un T3, donc une orientation vers un futur qu'on peut appeler /futur virtuel/ parce qu' observé à partir du point T1, conçu comme en germe dans T1, par opposition au futur de l'indicatif qu'on peut dire "actuel" parce que pensé à partir du point encore imaginaire T3, et conçu comme déjà réalisé. La principale difficulté est l'existence d'emplois du genre Jean doit être au cinéma en ce moment ou Vous avez sans doute raison, je dois me tromper, j'ai dû aller en Autriche en 74 et pas en 75… En fait, tous les autres sèmes étant éliminés, il reste dans ses emplois quelque chose du /futur virtuel/ : l'orientation du locuteur vers la vérification future d'une affirmation contestable.

I. 2. Comparaison entre parasynonymes d'une même langue

I.2. a. La valeur particulière propre à la modalité d'action de marcher est facile à mettre en valeur par comparaison avec d'autres verbes de mouvement ayant la même modalité d'action "activité" : nager, courir, voler, ramper, sauter . Si l'on compare ces verbes non seulement dans leurs emplois spatiaux mais dans la totalité de leur polysémie, on constatera que pour la langue française , nager, est une manière habile d'agir en milieu hostile ou défavorable, courir une manière rapide d'agir, voler un intensif de courir insistant sur une rapidité extraordinaire, ramper une manière d'agir humiliante insistant sur une infériorité que le sujet accepte et dont il joue, sauter une manière d'agir discontinue et capricieuse . Bref, la marche est une manière de se déplacer beaucoup moins bizarre que la course, le trot, le galop, le saut, la reptation, la natation, ou le vol. C'est la manière de se déplacer normale par excellence, la moins fatigante, la plus régulière et la plus efficace, pour les vertébrés bipèdes que sont les hommes.

I.2. b. Lorsque le français possède une paire de parasynonymes de fréquence et d'ancienneté comparables qui semblent faire double emploi et coexistent, dans une absurdité apparente, depuis les origines de la langue, ils ont généralement un secret qu'on découvre isolant celles de leurs acceptions où ils ne sont absolument pas interchangeables. On a d'ordinaire la surprise de constater qu'elles sont nombreuses et que c'est l'interchangeabilité, c'est-à-dire la neutralisation des différences, qui est plutôt l'exception. C'est un des moyens qui permet de trouver la "chronologie de raison" qui sous-tend leurs différentes acceptions. Ainsi va de couples comme savoir et connaître - mot et parole - bord et côté . Nous avons cru pouvoir montrer que savoir privilégie le renseignement précis, l' abstraction, ses applications techniques, et dans ses emplois les plus subduits, tend vers pouvoir qui lui est, "en raison", antérieur. Connaître , au contraire, privilégie le contact avec les êtres concrets, l'expérience, la culture, et tend, dans ses emplois les plus subduits, vers avoir qui lui est, "en raison", antérieur. Mot dit facilement tout ce qui est signe linguistique, notamment sous l'aspect du signifiant écrit, sa brièveté, sa tournure plus ou moins réussie. Parole privilégie l'oralité, l'importance du signifié, l'engagement de la personne du locuteur dans ce qu'il dit. Bord et côté réfèrent à deux expériences tout à fait différentes de l'espace: bord dit la limite qui sépare la terre ferme de l'eau ou du vide, le lieu où un sujet en marche risque de tomber. Côté dit que nous avons une droite et une gauche qui nous indiquent des directions opposées que nous pouvons suivre jusqu'à atteindre éventuellement certaines limites… Dans toutes sortes de situations où le locuteur pourrait se débrouiller avec un seul outil, la langue en met à sa disposition deux. Que l'un n'ait pas éliminé l'autre peut s'expliquer par le fait qu'ils permettent une conceptualisation plus fine de la réalité et surtout des points de vue différents sur cette réalité.

I. 3. Comparaisons entre mots équivalents de langue à langue

Il est à parier que toutes les langues naturelles possèdent de tels couples mais que ce ne sont pas les mêmes ici et là. Il y aurait certainement intérêt à les identifier et à les comparer.

Igor Melc'uk nous fournit l'exemple du référent «âne», qui possède en russe deux dénominations signifiant métaphoriquement, l'une "personne stupidement entêtée", et l'autre "personne courageuse qui fournit sans rechigner un travail assidu et fatigant". Le référent est le même, mais le signifié différent. Dans les métaphores françaises, l'âne est un animal stupide, mais c'est à la mule qu'est attribué préférentiellement le trait /entêtement/. La bourrique est un super-âne, d'une stupidité exceptionnelle, le bourricot une bête de somme trop lourdement chargée, mais l'assiduité au travail est le fait du boeuf. Toutes les langues, semble-t-il, comportent un bestiaire, mais il diffère de l'une à l'autre.

Nous ne nous sommes pas beaucoup aventurée sur les chemins de la lexicologie comparative. Tout de même il est facile de remarquer qu'en français les machines marchent et qu'en anglais elles "travaillent" : they work : preuve que les sèmes de /fonctionnement normal, régulier et satisfaisant/ pertinents en français dans la définition de marcher ne le sont pas en anglais dans celle de to walk qui se prête par ailleurs fort bien à exprimer une idée rendue en français par un autre verbe: celle de /promenade/.

Une recherche collective sur la manière de dire en français, en allemand et en grec ancien /troubles de l'ordre public/, d'exprimer le fait qu'il n'y a pas de consensus, qu'un gouvernement est renversé, que des violences se produisent, nous a montré que les mêmes métaphores (passage de la verticale à l'horizontale, spirale ascendante), fonctionnent en français et en allemand, langues modernes et européennes qui ont évolué côte à côte et non sans influence l'une sur l'autre, sémantiquement très proches malgré leurs considérables différences morpho-syntaxiques: Certains mots monosémiques se correspondent exactement. Le mot Revolution est emprunté au français avec toute sa polysémie; pratiquement tous les traits sémantiques dégagés en français se retrouvent en allemand, soit comme métaphores fondamentales soit comme effets de sens de polysémies différentes. Les différences ne portent que sur des détails.

Le grec ancien, lui, développait un tout autre panorama mental: Les verbes de mouvement qu'il emploie pour signifier le changement ne semblent pas impliquer systématiquement une direction vers le haut ou vers le bas. La métaphore du corps humain malade, de la chaleur entraînée par le mouvement, les oppositions parallèles /jeunes/ vs /vieux/, /innovation/ vs /conservatisme/, /audace/ vs /sagesse/ sont moins abstraites que celle du passage de l'horizontale à la verticale ou du mouvement tournant ascensionnel; le mot essentiellement statique stasis , paradoxalement employé dans des situations de changement politique, décrit les situations révolutionnaires comme des cas de division du tissu social en blocs opposés, sans aucune perspective de progrès.

 

II. COMPARAISONS EN DIACHRONIE

II. 1. le bonheur et le bon eür

Le XIVe s. connaissait les guerres, les pillages, les incendies, diverses atrocités, l'insécurité, la peste, la misère de beaucoup, et la richesse de quelques uns. Le XXe s. est affligé des mêmes maux, compte tenu du fait qu'il faut placer, à côté d'incendies , bombardements, feu nucléaire , remplacer peste par sida , et ajouter les camps de concentration, que le Moyen Age n'avait pas encore inventés. Bref, la condition humaine n'a pas changé de façon significative en cinq siècles. Mais enfin, malgré tant de maux, au XIVe comme au XXe s., un nombre non négligeable de gens échappaient à l'épidémie, jouissaient d'une santé convenable, avaient une vie de famille normale, disposaient de biens qui n'avaient pas été détruits, formaient des projets et en réalisaient au moins quelques uns, bref connaissaient, pendant des périodes plus ou moins longues, ce que nous appelons aujourd'hui le bonheur . Si l'on tient compte des collocations de ce mot en français moderne : construire son bonheur, un bonheur durable, stable, solide, faire le bonheur de sa femme (ou de son mari), une vie heureuse, un mariage heureux , dont les antonymes : détruire son bonheur, un instant de bonheur, un bonheur fugitif ont quelque chose de tragique, on peut dire que son sémème comporte les traits /état affectif positif/, /durée/ et /normalité/. Or, parmi les mots du vocabulaire de Froissart dénotant un état affectif positif, aucun ne présente les traits /durée/ et /normalité/ . L'eür lui même, qui peut être bon ou mal , n'est même pas à proprement parler un état affectif; il entre dans le champ générique de fortune, aventure et dénote le hasard, favorable ou défavorable, qui engendrera un état affectif positif ou négatif. Etre eüreus, avoir bon eür , à l'époque c'est "avoir de la chance" dans une circonstance particulière ou de façon plus ou moins répétitive (il y a, de même, aujourd'hui, des gens chanceux, vernis, veinards ). Il y a bien un mot plutôt rare, boneürté qui semble posséder le trait /duratif/, mais il dénote généralement la béatitude des saints du Paradis, stable par définition. Quoique le mot bonheur évolue vers son sens moderne au XVIIe et au XVIIIe s., Saint Just ne se trompait pas de beaucoup en affirmant que "le bonheur est une idée neuve", et il est clair que la locution moderne le droit au bonheur serait intraduisible en ancien français sinon par un longue, et peut-être peu intelligible périphrase.

II. 2. modestie et humilité : voilà deux mots qui, pour la majorité des français, aujourd'hui, sont des synonymes qui ne se distinguent que par leur niveau de langue, standard pour l'un, littéraire et un peu archaïque pour l'autre. Le signifié identique pourrait être /état d'esprit d'un sujet humain qui a de sa valeur une idée légèrement inférieure à ce qu'elle est réellement/. Un peu plus et on arrive au "complexe d'infériorité". Or Froissart n'emploie pas modestie , mot savant tout récemment introduit dans la langue à son époque, et certains des contextes où il emploie humilité l'excluraient en français moderne. Imaginez-vous un négociateur essayant de fléchir un chef d'Etat résolu à livrer bataille et qui s'estime en situation de force, en faisant appel à son humilité ? Penserait-on que la reine d'Angleterre a fait un acte d'humilité en suppliant son époux d'épargner les bourgeois de Calais ? que ce soit agir humblement , en période de disette, de respecter une certaine discipline et de ne manger que sa ration sans empiéter sur celle des autres ? Surement pas. Par contre, on ne voit pas apparaître ce mot dans un passage où le sentiment qu'éprouve un sujet humain d'être inférieur à la tâche qu'on lui propose s'exprime en toute clarté : celui où Duguesclin refuse la charge de connétable de France, se fait longuement prier, et ne finit par l'accepter que par obéissance au roi. C'est qu'on ne comprend rien à l'humilité médiévale, mot essentiellement mélioratif, sans prendre en considération son antonyme l'orgueil , essentiellement péjoratif, qui n'est pas une simple erreur de jugement par laquelle on s'estimerait un peu plus qu'on ne vaut, mais le péché des péchés, par lequel l'homme se divinise lui-même et se rend incapable d'ouverture à son prochain. L'humilité est la vertu opposée et la condition sine qua non de la charité. La modestie n'a été longtemps qu'un comportement extérieur empreint de modération; elle ne semble être devenue un sentiment qu'au XVIIIe s., ce qui lui a permis de concurrencer et d'éliminer en grande partie une humilité dont la valeur religieuse s'estompait de plus en plus .

3. grâce et merci également usuels en ancien français et en français moderne, mais qui n'ont plus grand chose à voir ensemble aujourd'hui et sont éclatés en plusieurs homonymes, formaient en ancien français un couple solidement uni, partiellement synonymique, partiellement antonymique, comportant une structure actancielle à trois actants, un sujet humain dominant, un sujet humain dominé et un enjeu désiré par le sujet dominé et dépendant du sujet dominant. Ceci dit, le mot grâce essentiellement mélioratif, exprimait la bienveillance du dominant et la reconnaissance du dominé, liés par des rapports de sympathie, tandis que le mot merci , facilement tragique, exprimait la supplication du dominé montant vers un dominant ennemi et ayant des raisons de faire acte de cruauté, et l'exception condescendante faite par le dominant en faveur d'un adversaire vaincu et dominé.

Que reste-t-il de tout cela aujourd'hui? la grâce présidentielle, qui aurait été jadis plutôt une merci , la grâce de Dieu dont les théologiens modernes eux-mêmes ne parlent plus guère, la grâce des danseuses qui évoluent sur la scène de l'opéra, et une locution prépositive à valeur causale et méliorative grâce à … L'interjection Merci! et la locution figée être à la merci d'un adversaire, tenir un adversaire à sa merci . Une vague relation entre certains emplois des deux mots peut encore être mise en valeur : Merci ! C'est grâce à vous que j'ai obtenu ce que je voulais…

III. 4. Le remplacement de ouir par entendre et d'entendre par comprendre

En ancien français , les différents emplois d'entendre correspondent à deux saisies principales: 1) activité d'esprit en cours, tendant vers un résultat, d'où selon les contextes, les effets de sens "s'orienter vers", "désirer", "s'occuper de", "être d'avis de", "écouter". 2) activité d'esprit atteignant son but, d'où "remarquer", "s'apercevoir de", "prendre garde à", "comprendre" (acception que nous désignerons par le mot latin intelligere ) et "ouir". Là où entendre apparaît comme un substitut de oïr , le complément est le plus souvent une parole humaine, donc un sens, compris par l'intelligence en même temps que la chaîne sonore qui en est le support est perçue par l'oreille. Mais oïr et entendre , synonymes pratiquement ne le sont pas linguistiquement ! La polysémie de entendre nous invite à voir en lui un verbe strictement intellectuel et abstrait, dont l'objet peut être un phénomène sonore en tant qu'il est interprétable, alors qu'oïr, monosémique, ne signifiant rien d'autre que "percevoir par les oreilles", est strictement concret.

A l'époque, comprendre , rare et savant, extrêmement marginal, est apte à exprimer une relation spatiale réversible "contenant"/"contenu" qui pourrait être traduite en frm. par les deux verbes contenir et remplir : le contenant comprend son contenu et réciproquement, le contenu comprend son contenant. Métaphoriquement, un livre, un esprit comprennent une certaine notion, sans réversibilité possible (acception que nous désignerons par le verbe latin includere).

En français moderne: ouir (sauf dans quelques expressions figées) est remplacé par entendre dont les emplois sensoriels concrets constituent désormais l'essentiel du sémantisme; ses emplois abstraits se sont reportés sur plusieurs autres verbes dont le plus important est comprendre ; il n'en subsiste plus que quelques uns, tels que entendre raison, laisser entendre, entendre par là que… , bien entendu ! , s'y entendre à faire quelque chose , s'entendre bien ou mal avec quelqu'un , s'entendre avec quelqu'un pour faire un mauvais coup, j'agis comme je l'entends, j'entends faire des réformes, j'entends qu'on m'obéisse . Ces emplois, figés ou en voie de l'être, n'appartiennent plus au domaine de l'intellection pure, mais à celui d'une activité d'esprit insérée dans la vie pratique, dans la discussion, la coopération, dans l'élaboration de projets. Il est aujourd'hui exclu de dire *entendre une langue, *entendre un problème . Les emplois "intellectuels" sont désormais du domaine de comprendre qui a perdu ses emplois concrets et se trouve scindé en deux acceptions comprendre -"includere" et comprendre -"intelligere" très inégaux en importance.

Un corpus fourni par le T.L.F., composé de près de 500 attestations de comprendre , résultant de sondages faits de 50 ans en 50 ans, nous permet d'ébaucher une chronologie et quelques hypothèses explicatives qui demanderaient à être vérifiées de façon plus approfondie:

Dès le XV°s., comprendre - "includere" , est le verbe par excellence des classements et des taxinomies; déjà fréquent au passif, il est encore, en ce sens, librement employé à l'actif, notamment avec un sujet humain. A partir de 1700, l'actif se raréfie et, lorsqu'il apparaît, n'admet pratiquement plus jamais un sujet humain. Le premier exemple du passif de comprendre - "intelligere", dans le corpus, est de 1850.

Dès le moyen-français on trouve une multitude d'exemples d'allure moderne qui invitent à interpréter comprendre au sens d' "intelligere". Néanmoins, plusieurs faits nous invitent à considérer qu'avant le début du XVIII°s., il s'agit d' un substitut expressif et métaphorique de l'archilexème entendre , comme lorsque nous employons, aujourd'hui, les verbes assimiler ou saisir .

a) à date ancienne, le complément de comprendre est normalement un nom ou un pronom mais presque jamais une proposition; même très abstrait, un substantif est plus facilement qu'une proposition conçu comme une "chose" entrant dans un contenant, un item prenant place dans une taxinomie. Le premier il comprend que… du corpus est de 1700.

b) ce n'est qu'à partir de 1750, qu'apparaissent comme compléments de comprendre des mots dénotant une réalité linguistique, naguère domaine réservé de entendre : comprendre un discours, une langue étrangère etc.

c) en 1800 apparaît dans le corpus le premier exemple de "Sujet humain comprend objet humain", mais avec le sens de "il comprend ce que je dis" ; il me comprend au sens de "il comprend ce que je pense, ce que je ressens, comment je réagis" n'apparaît qu' à partir du relevé de 1900.

  1. A partir de 1900, l'omission du complément, après comprendre , exceptionnel à date ancienne (trois exemples antérieurs à 1900 ), devient courante et on voit apparaître la tournure pronominale ça se comprend.

Comprendre se développe donc de façon explosive à partir de la 2° moitié du XIX°s. A partir de 1900, non seulement les exemples deviennent extrêmement nombreux, avec une forte prédominance de comprendre que… mais on voit fleurir une variété de tournures qui n'étaient pas ou peu représentées dans les relevés précédents; cette liberté syntaxique est le signe du caractère bien vivant et archisémémique de ce mot.

Le grand tournant de son histoire se situe à la jointure du XVII° et du XVIII° s. Jusque là, on pouvait y voir un mot polysémique signifiant essentiellement l'inclusion, avec forte spécialisation d'un grand nombre d'emplois dans le domaine intellectuel. Désormais, l' acception "intelligere" et l'acception "includere" vont vivre chacune une vie séparée quasi homonymique, si ce n'est une certaine communauté des notions d' /analyse/ et de /synthèse/.

Conclusion :

Une langue est une "vision du monde", mais de façon secrète, et elle ne livre pas son secret à tout type d'investigation. Certaines enquêtes aboutissent à montrer ce qu'elle a d'universel et de parfaitement traduisible. Un autre type d'enquête, ce qu'elle a de particulier et d'unique, enfoui dans l'inconscient des locuteurs, fondement de leur attachement irrationnel et passionnel à leur langue maternelle.

Anna Wierzbicka [1988] recherche les "primitifs sémantiques" inclus dans les constructions syntaxiques des diverses langues et pense que l'étude de leurs combinaisons originales pourrait donner naissance à une "ethno-syntaxe", révélant la "philosophie" implicite dans chaque langue et elle écrit (p. 169) : «It is true that lexical items also embody language specific ways of thinking. But the semantic analysis of an entire lexicon is a gigantic task; and a cognitive description of a language which confines itself to SELECTED lexical items is usually open to the charge to be arbitrary and therefore inconclusive… In the case of syntactic constructions, on the other hand, there is more hope of surveyingthe entire relevant area». Les articles ci-dessus résumés sont un petit début de cette "tâche gigantesque". Nous ne prétendons pas en tirer des conclusions aussi générales qu'elle le souhaite, mais nous avons montré à diverses reprises que la tâche n'est pas aussi gigantesque qu'elle le paraît: l'étude des diverses listes de fréquences, notamment celle du TLF et l'exploitation qu'en a faite Etienne Brunet montrent que les grandes polysémies se serrent dans le haut de ces listes et que ce serait déjà très éclairant de les avoir exploitées jusqu'au rang 1000, et qu'après le rang 5000, il resterait une majorité de mots monosémiques peu utilisables dans cette perspective. Nous nous sommes pour notre part attelée à ce débroussaillage avec une seule collaboratrice. Mais il y aurait là, surtout pour un travail en diachronie, de quoi alimenter en sujets de thèses des équipes entières d'étudiants et de chercheurs !

Anna Wierzbicka trouve, dans ses constructions syntaxiques, ni plus ni moins que quinze primitifs sémantiques qui constituent sa "métalangue". On en trouverait bien davantage dans le lexique ! Là aussi, il y a un vaste champ à labourer et une métalangue simple et aussi universelle que possible serait bien utile pour décrire le lexique.

Une comparaison de polysème à polysème révèle dans le phénomène accidentel de la synonymie la possibilité d'exprimer des points de vue différents sur la réalité. Une comparaison entre deux langues différentes, ou deux états différents de la même langue, permet de détecter des constructions conceptuelles réalisées dans l'une et absentes de l'univers mental de l'autre, et d'apercevoir quelque chose des différences de "vision du monde" séparant l'une de l'autre.

Une comparaison entre les différentes acceptions d'un polysème révèle que les traits saillants d'un référent ne fournissent souvent à l'esprit qu'un point de départ pour diverses constructions conceptuelles. On ne dira jamais assez l'importance de l'activité métaphorique et métonymique dans la construction du lexique.

De telles comparaisons en diachronie posent des problèmes dont beaucoup semblent aujourd'hui difficiles à résoudre.

Un des phénomènes les plus déconcertants de l'histoire du lexique français, est son formidable enrichissement en moyen-français (à partir du milieu du XIV°s.) et son non moins formidable appauvrissement au XVII°s., par l'élimination d'une quantité de mots anciens et le remaniement sémantique de beaucoup de ceux qui furent conservés. Cet ensemble de transformations qui jusqu'ici ont été plutôt constatées qu'expliquées, ou du moins expliquées par des raisons stylistiques plutôt que linguistiques, a sans doute une portée considérable. Je persiste à penser que si l'on étudiait la structure sémantique des mots "vieux" exclus du bon usage au XVII°s. et de leurs remplaçants, on constaterait un singulier basculement dans la manière de se représenter l'univers extérieur et notre univers intérieur, à une époque où se dessine la "modernité". Accompli méthodiquement, ce travail permettrait sans doute de vérifier cette réflexion de G. Guillaume: "l'homme linguistique des différents âges peut penser les mêmes choses. Il reste qu'il ne les pense pas mêmement".

Certes, certaines évolutions lexicales reflètent l'évolution des idéologies. L'histoire des mots bonheur et bon eür , modestie et humilité , grâce et merci , s'inscrit dans le grand mouvement de déchristianisation qui a tenté de transférer le Paradis du Ciel sur une Terre où la notion d'orgueil et de péché a perdu sa pertinence, où certes, les rapports de domination n'ont pas disparu, mais sont occultés en langue, les rapports sociaux étant pensés de préférence en termes d'égalité. Ce sont des cas assez simples.

Plus stimulants pour l'esprit, sont les changements auxquels toute idéologie est étrangère, comme ceux qui ont affecté l'histoire de comprendre . Inconsciemment, on a dû ressentir à un certain moment l'expression de la pure intellection comme incompatible avec celle d'une sensation. L'élimination d'ouir uniquement concret et la substitution de comprendre aux emplois intellectuels d'entendre sont un indice entre autres des progrès de l'abstraction dans le vocabulaire français. On pourrait dire que plus une évolution est inconsciente et apparemment immotivée, plus elle est intéressante. Le fonctionnement conscient du langage est évidemment sous-tendu par un ensemble énorme de mécanismes inconscients. On attend ceux qui feront la psychanalyse de quelques langues maternelles, ouvrant la voie à de plus vastes comparaisons ! Le chantier est à peine ouvert !

 

BIBLIOGRAPHIE

WIERZBICKA (A.) - 1988 - The semantics of grammar - Amsterdam - Philadelphia - John Benjamins - 617 p.

Articles de J. Picoche récapitulés dans l'article ci-dessus :

  • "Humilité" et "modestie", histoire lexicale et histoire des mentalités - Mélanges Jeanne Lods - Editions de l'ENSJF - Paris 1978 - pp. 485 à 494

  •  "Savoir" et "connaître" ou Marthe et Marie dans la langue française - Dans Foi et langage - avril-juin 1982 pp. 134-141

  •  Le "bonheur" et le "bon eür" dans L'idée de Bonheur au Moyen-Age , actes du colloque d'Amiens de mars 1984, publiés par les soins de Danièle Buschinger - Kümmerle Verlag - Göppingen 1990 - pp. 347-354

  • -La "grâce" hier et aujourd'hui - dans De la plume d'oie à l'ordinateur études de philologie et de linguistique offertes à Hélène Naïs, n° spécial de Verbum , revue de linguistique publiée par l'université de Nancy II - Nancy - 1985 - pp. 133 à 139.

  • La "grâce" et la "Merci" - Dans les Cahiers de Lexicologie : 1987 - I - p. 191-199

  • "Ouir", "entendre" et "comprendre" dans Historical Linguistics 1987 edited by H. Andersen et K. Koerner, actes du Congrès de l' International Society of Historical Linguistics, Lille 1987: - John Benjamins publishing Company - Amsterdam - Philadelphia - 1990 - pp. 375 à 387 (publication rendue très peu lisible par de nombreuses coquilles)

  • Le signifié de puissance des verbes "pouvoir", "devoir", "falloir" dans : Association internationale de psychomécanique du langage - bulletin n° 5 1988 - en collaboration avec l'U. A. 1030 du CNRS - 10 allée des Castors - 95200 Rueil-Malmaison - France - pp. 413-422

  • - Essai de définition linguistique du mot "révolution" dans: L'idée de révolution , colloque de Chantilly organisé en septembre 1989 par le Centre d'Histoire des Idées (Université de Picardie) et dans le cadre du CERIC - Les cahiers de Fontenay - 1991 - pp. 29-36

  • Etude de lexicologie comparative : Réalisations lexicales de l'archisémème "trouble de l'ordre établi" en français, en allemand et en grec ancien en collaboration avec P. Demont et G. Rémi - Dans les Cahiers de Lexicologie - 1992 - 1 - pp. 140 à 173

  • La "définition continue" (développe l'exemple du verbe marcher ) - Table ronde internationale: le continu en sémantique linguistique organisée par Catherine Fuchs - Caen 22-24 juin 1992 - à paraître en anglais -

  • -la micro-évolution dans la construction du verbe devoir: l'évolution dans la stabilité - colloque du GEHLF Paris, 11-12 décembre 92 sur "opérateurs et constructions syntaxiques, évolution des marques et des distributions du XIVe au XXe s." (à paraître)

  • Les figures éteintes dans le vocabulaire de haute fréquence - à paraître dans Langue française en décembre 1993 -

  • Jacqueline PICOCHE et Marie-Luce HONESTE - L'expérience de l'espace et sa symbolisation, vue à travers la polysémie des mots "bord", et "côté ", dans Faits de langue - n° 1 - 1993 - Paris - PUF - pp. 163 à 171

 

RESUME

 

Dans cet article qui traite essentiellement de la différence entre signifié et référent, et de la langue comme "vision du monde", l'auteur récapitule, ordonne et synthétise un certain nombre de ses travaux consacrés à la représentation donnée par le lexique français de l'univers extra-linguistique. Elle pense que, selon la méthode adoptée, la spécificité de cette représentation, normalement inconsciente pour les locuteurs, peut être complètement occultée - c'est le cas avec la méthode de l'analyse sémique classique - ou peut être mise en lumière - c'est le cas avec la méthode inspirée de la psycho-mécanique de Gustave Guillaume qu'elle pratique depuis de longues années. L'essentiel de cette spécificité se trouve dans l'organisation des polysémies. et est révélé par des comparaisons: 1) en synchronie a) entre diverses acceptions d'un même lexème - b) entre parasynonymes d'une même langue - c) entre mots équivalents de langue à langue - 2) en diachronie, entre les emplois d'un même mot à quelques siècles de distance. Les principaux exemples traités sont ceux des mots marcher - devoir - âne - révolution - bonheur - modestie - humilité - grâce - merci - ouir - entendre - comprendre

 

VERSION ANGLAISE DU RESUME

à faire faire par un angliciste. Jacqueline Picoche n'est pas assez sûre de son anglais pour la faire sans se rendre ridicule.

Il arrive souvent qu'un procès repose sur un problème de langue. Ex. le mot empoisonnement à propos du sang contaminé -